Eva Lamacque de Vitray est née en 1909 près de Paris dans une famille catholique issue de la moyenne bourgeoisie dont une partie avait une ascendance aristocratique. Très jeune, elle fréquenta des institutions tenues par les religieuses qui accueillaient les enfants de familles les plus nanties en leur imposant une discipline stricte et une morale rigoureuse. La jeune adolescente qu’était Eva éprouvait beaucoup d’agacement devant l’étroitesse des repères qu’on lui proposait. Cependant, elle était nourrie par une foi sincère qui puisait à une source nichée au plus profond d’elle-même, bien au-delà des apparences extérieures. Eva éprouvait un ardent besoin de vivre des expériences de nature spirituelle. Bien qu’elle ait été élevée de façon conventionnelle, il jaillissait de sa bouche des formulations inattendues qui étaient reçues par les membres du clergé dans la plus grande perplexité. Par exemple, à l’âge de 12 ans, elle avoua à son confesseur qu’elle avait parfois l’impression de vivre des situations qui lui étaient familières, un peu comme si elle les avait déjà vécues dans un passé inconnu. Elle avait le pressentiment d’être venue sur terre avec quelque chose en elle qu’elle portait depuis longtemps. Les vagues réponses à ses interrogations qu’elle reçut de la part des représentants du catholicisme furent bien loin de la satisfaire.
Le puissant attrait qu’éprouvait Eva pour tout ce qui touchait aux vies antérieures et au mystère de la connaissance s’amplifia avec l’adolescence. Les questions se bousculaient dans son esprit. En quoi consiste l’acte d’apprendre ? Quels sont les mécanismes en jeu dans l’acquisition d’une nouvelle connaissance ? Comment peut-on désirer connaître une chose dont nous ne possédons aucune idée préalable ? Pourquoi est-on attiré par cet Absolu qui nous dépasse infiniment ? Eva réussit brillamment sa licence de droit et s’orienta vers un doctorat de philosophie avec un sujet centré autour du grand philosophe de l’antiquité grecque, Platon. La thématique de son étude était intitulée : « La symbolique chez Platon ». Avec Platon, elle pouvait pleinement se consacrer à l’étude de la théorie de la réminiscence — anamnesis — qui repose sur un postulat simple : avant notre naissance, notre âme a séjourné dans d’autres mondes où elle a pu à loisir contempler les « Idées » dans tout l’éclat de leur perfection. C’est ainsi que l’on peut évoquer l’Idée de Justice, de Beauté, d’Harmonie, et, en haut de la hiérarchie, l’Idée de Bien. La naissance dans le monde, c’est-à-dire l’entrée dans un corps en proie à toutes sortes de désirs contradictoires, est pour l’âme un choc qui provoque l’oubli presque intégral de tout ce qui est antérieur à cette naissance. En fait, l’homme dispose déjà en lui de toutes les vérités, mais il l’ignore. Celles-ci sont présentes de toute éternité dans l’âme humaine, ce qui inclut nécessairement l’immortalité de l’âme. Il n’y a donc en définitive aucune différence entre se « re-souvenir » et « con-naître » : l’âme connaît déjà tout dès la naissance et l’ignorance ne peut être qu’un oubli ponctuel.
Pour illustrer la situation de l’homme sur terre, Platon développa dans La République une représentation symbolique connue sous le terme d’ « allégorie de la caverne ». Les habitants de la caverne que nous décrit Platon prennent pour le réel ce qui n’est en fait que le reflet d’une image. Enchaînés les uns aux autres, ils sont dans l’illusion totale. Ils symbolisent les hommes prisonniers du monde sensible qui n’est qu’un trompe-l’œil. Platon nous montre qu’il est possible d’accéder à la connaissance du Monde réel en se libérant de ses chaînes et en sortant de la caverne. Cette symbolique platonicienne fournissait à Eva beaucoup de réponses théoriques à son questionnement. L’intuition première qu’elle avait eue vis-à-vis des vies antérieures trouvait en Platon une forme de démonstration argumentée et structurée. Eva ne pouvait que se sentir confortée dans son désir d’être à l’écoute de son ressenti profond et d’aller jusqu’au bout de sa quête intellectuelle. Cependant, elle se sentait orpheline d’une relation à Dieu dont elle avait pressenti la chaleur au cours de son enfance quand elle communiait dans les églises. Elle aspirait à une nourriture qu’aucun livre ne lui paraissait pouvoir contenir.
Avec la naissance de son premier fils puis l’épreuve de la guerre qu’elle vécut dans la semi-clandestinité du fait des origines juives de son mari, les travaux d’Eva sur la symbolique platonicienne furent suspendus pendant près de 10 ans. Au retour de la guerre, elle réussit le concours d’administratrice au CNRS. Alors qu’elle était directrice du pôle « sciences humaines » du prestigieux établissement public de recherche, elle fut frappée par la découverte de l’œuvre de Mohammed Iqbal. Elle fut irrésistiblement attirée par la dimension universelle de l’islam qui lui apparaissait de façon lumineuse dans la prose et dans les vers d’Iqbal. Suite à ces lectures et après une période d’investigation personnelle, elle choisit de devenir musulmane à l’âge de 45 ans et publia la traduction en français de l’ouvrage majeur d’Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, avec une préface du grand orientaliste Louis Massignon.
Iqbal évoquait souvent dans ses écrits la personne de Rûmî dont Eva n’avait jusque là jamais entendu parler. Intriguée par ces citations répétées, Eva entama des recherches pour mieux connaître cette grande figure de l’islam et de la poésie du Moyen Age. Or, à l’époque, rien de sérieux à son sujet n’avait encore été écrit en France. Il n’existait que les traductions de Nicholson en langue anglaise et quelques travaux épars en langue allemande. Eva fut tout de suite profondément touchée par tout ce qu’elle découvrait de l’œuvre de Rûmî et entreprit l’apprentissage de la langue persane pour avoir accès aux textes originaux. Elle abandonna le projet de thèse sur Platon et s’orienta alors tout naturellement vers l’étude de la mystique musulmane au travers de l’itinéraire et de l’œuvre de Rûmî. Ce travail fut consacré par la publication en 1968 de sa thèse sous le titre Thèmes mystiques dans l’œuvre de Djalâl ud-Dîn Rûmî. Cette étude magistrale fit l’objet d’une publication quelques années plus tard sous le titre Mystique et Poésie en Islam : Djalâl-ud-Dîn Rûmî et l’Ordre des Derviches tourneurs parue aux éditions Desclée de Brouwer.
Pour Eva, le passage de Platon à Rûmî ne fut pas du tout une rupture, mais plutôt une continuité et un approfondissement de sa démarche initiale qui visait à percevoir le mystère de la réminiscence – anamnesis. En octobre 1957, elle présenta sa première ébauche de travail sur Rûmî au cours d’une séance au sein d’une société savante parisienne. Dans cette présentation, elle exposait déjà avec clarté la continuité qui lui apparaissait entre Platon et Rûmî :
Rûmî institua le sama’— le concert spirituel — dans l’ordre des Derviches tourneurs qu’il a fondé. Il écrivit : « Plusieurs chemins mènent à Dieu et j’ai choisi celui de la danse et de la musique. »
On a souvent décrit ces séances où les derviches, au son de la flûte — le ney — dansent en un tournoiement qui est celui-là même du Cosmos, la ronde vertigineuse des planètes. La musique elle-même est l’éveil de l’âme, elle crée en elle cet état où la durée s’abolit dans l’instant ineffable, elle l’accorde au diapason de son éternité, car elle la fait se souvenir.
Ce souvenir — le dhikr — […] est l’élément essentiel de la mystique musulmane, le soufisme. Il a pour fondement coranique le mithaq — pacte de la prééternité entre Dieu et la lignée adamique non encore créée — pacte[1] qui lui-même permet la chahada, la profession de foi musulmane, l’attestation de l’Unité de Dieu. Cette proclamation du tawhid, à laquelle tout l’islam est suspendu, prend tout son sens existentiel dans la mystique soufie. Le dhikr, rappel, souvenir de cette Unité, est une anamnesis au sens platonicien et, pour Rûmî et ses disciples, la danse et la musique en sont les moyens privilégiés. Rûmî développe ce thème […] notamment dans l’ouverture célèbre de son Mathnawî, où l’âme, éloignée de son ultime réalité, retrouve dans la musique cet au-delà d’elle-même qui est sa source et sa fin.
Cette continuité entre Platon et Rûmî qu’Eva a rappelé en maintes occasions trouve une trace géographique dans les environs de Konya. Dans son ouvrage Konya ou la Danse Cosmique, Eva s’appuie sur l’historien Aflâkî qui évoque « le monastère de Platon, situé au pied d’une colline, avec une caverne dont sortait un ruisseau d’eau froide. On raconte que Rûmî se rendit à cet endroit et y séjourna 7 jours et 7 nuits ». Le lien profond qui unit Rûmî et Platon est d’ailleurs rappelé dès les premiers vers du Mathnawî qu’Eva traduisit intégralement après plus de 10 années de labeur :
Seul celui dont l’habit est déchiré par un grand amour est purifié de la cupidité et de tous les défauts.
Salut à toi, ô Amour, qui nous apporte tous les bienfaits, toi qui est le médecin de tous les maux,
Le remède à notre orgueil et à notre vanité, notre Platon et notre Galien !
Par l’Amour, le corps terrestre a pris son envol vers les cieux : la montagne se mit à danser et devint agile.[2]
Avec Rûmî, la dimension de l’Amour rejoint celle de la Connaissance dans un élan de générosité qui puise à la source de la Sagesse éternelle. Eva de Vitray-Meyerovitch a suivi ce sillage avec fidélité jusqu’à son dernier souffle, donnant le plus bel exemple d’un islam authentique vécu avec le cœur.
[1] Et lorsque ton Seigneur tira des reins des fils d’Adam leurs descendants et les fit témoigner contre eux-mêmes, en leur demandant : « Ne suis-Je pas votre Seigneur ? ». Et ils répondirent : « Oui, nous en témoignons ! ». Et ce, afin que vous ne puissiez plus dire le Jour de la Résurrection : « Nous avons été pris au dépourvu ». (Coran VII, 172).
[2] Mathnawi I, 22-25.
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