samedi 5 avril 2014

Eva de Vitray-Meyerovitch, une vie au voisinage de l’essentiel



Eva de Vitray-Meyerovitch, une vie au voisinage de l’essentiel

Par Laure Bousquet*


Présentée généralement comme une intellectuelle issue d’une famille de l’aristocratie française catholique, devenue musulmane dans les années 50, membre du CNRS, professeur à l’université d’El Azhar au Caire, spécialiste du soufisme, et qui contribua largement, par ses textes et ses traductions, à la connaissance de la mystique musulmane en France, Eva de Vitray-Meyerovitch s’est éteinte le 24 juillet dernier à l’âge de quatre vingt dix ans. On doit ajouter que, veuve très jeune, elle assuma seule l’entretien de sa famille par son travail acharné mené dans une grande sobriété matérielle. Evocation d’une vie.

*Laure Bousquet était enseignante au moment de la rédaction de cet article, paru dans la revue « La médina » en décembre 1999-janvier 2000


« Il  est des êtres qui ont le don d’exister, presque de la sainteté, dans l’art de reconnaître et de suivre leur vie au voisinage le plus proche de l’essentiel ». [1] Si le « don d’exister » c’est de savoir marcher dans sa propre lumière, alors Eva, telle que je l’aie connue à un moment de sa longue vie, qui traverse le siècle, fut de ces êtres qui ont ce don là.

Une femme d’exception
Dans un livre récent intitulé « Le féminin et le sacré », Julia Kristeva se souvient de cette « femme remarquable » invitée dans les années 70 à participer à son séminaire à Jussieu pour y donner une conférence sur « la poétique de l’islam ». Rachel et Jean-Pierre Cartier parlent d »’une femme exceptionnelle » dans leur livre d’entretiens avec elle.[2] Une journaliste de Témoignage Chrétien, Véronique Badets, qui lui rendit visite deux ans avant sa mort, évoque dans un article, paru en janvier 1998, cette «  femme d’exception » au cœur du soufisme, où elle dit entre autres une phrase qui m’est allée droit au cœur . Je cite : « Si la force d’un destin se mesure au nombre de vies bousculées sur son passage, alors Eva mérite une palme d’honneur ». Pour toutes celles et ceux qui eurent la joie de la rencontrer, Eva fut une éveilleuse. Sa « fécondité intellectuelle »- une quarantaine d’ouvrages- alla de pair avec sa fécondité humaine »[3]. En effet, il ne se passait pas de jour ou semaine sans que de nouveaux visages d’horizons divers viennent la voir chez elle, touchés qu’ils avaient été par la lecture d’un de ses livres ou l’écoute d’une de ses conférences et « mis sur le chemin mystérieux qui va vers l’intérieur »[4]. Nombre de vies furent ainsi bousculées, à l’image de la sienne propre, car Eva était une fabuleuse conteuse pour transmettre ce qui l’avait elle-même mise en mouvement. Une conteuse d’absolu. Elle m’avait dit un jour qu’elle désirait écrire un livre à la manière des contes soufis, comme ceux sélectionnés par elle dans Les Chemins de la Lumière[5], faits d’histoires diverses apparemment sans liens les unes avec les autres mais qui, ensemble, dessineraient le collier de la vie. Elle l’aurait intitulé Les perles du collier précisément. Sa voix de jeune fille limpide et cristalline se prêtait à merveille à cet égrenage perlé où les mots dévidaient son érudition tranquille sur le fil transparent d’une sorte d’ingénuité qui semblaient retrouver les chemins de l’enfance. On eût dit que l’intimité qu’elle entretînt avec Rûmi, en traduisant ses œuvres, lui avaient teinté l’âme à tel point que l’on avait, en l’écoutant, le sentiment de marcher sur des grains de lumière. «  Toute ma vie, j’ai rencontré des gens passionnants », disait-elle dans ce livre d’entretiens mentionné plus haut, où, bien qu’elle répugnât à parler d’elle, elle avait accepté d’en retracer certaines étapes. Vie passionnante et passionnée de travail assidu, de voyages multiples et de rencontres innombrables. Vie de savante et de fervente qui, en douceur, tant elle fut discrète sur ses douleurs, réussit le tour de force de s’imposer comme première femme en France dans le cercle masculin des « spécialistes du soufisme ».

Le destin
Vie constellée de signes offerts par la providence, qui mit inlassablement tout son soin et tout son courage à les accueillir pour accomplir « son destin » et ainsi nous aider à ne pas nous éloigner du nôtre. Le premier fut, un jour de l’immédiat après guerre, alors qu’elle travaillait au CNRS. Désemparée après sa rupture avec le catholicisme, elle avait décidé d’étudier la philosophie de l’Inde et aussi le bouddhisme tout en préparant une thèse de philosophie sur la symbolique chez Platon. C’est dans cet état de désorientation intérieure assoiffée d’absolu qu’un signe lui vint sous la forme d’un livre déposé sur sa table, comme cela, par hasard, par un ami indien, recteur de l’Université d’Islamabad, de passage à Paris. Nous connaissons toutes et tous ces moment où le cœur chavire dans un inconnu reconnu comme un carrefour du temps où, tout à coup, l’on a le sentiment d’avoir « rendez-vous avec son âme. »[6] Moments où la rencontre est d’évidence. Le livre s’intitulait Reconstruire la pensée religieuse de l’islam et son auteur Mohammed Iqbal, un des grands penseurs musulmans contemporains, homme politique, philosophe, juriste et poète, « notre grand maître », lui avait dit cet ami indien. Un continent s’ouvrait, celui de l’islam peu, pour ne pas dire pas du tout, connu en France, celui du monde indo-pakistanais. Elle entreprit aussitôt de le traduire de l’anglais et Louis Massignon, qu’elle était allée voir souvent dans son désarroi intérieur et dont elle fut l’élève, en préfaça la première édition. Ce fut là le premier cadeau qu’elle fit à la communauté musulmane de  France qu’elle fera suivre d’un certain nombre d’autres puisqu’elle traduisit une grande partie de l’œuvre d’Iqbal de l’anglais, dont sa thèse «  La Métaphysique en Perse »[7].

Au cœur du soufisme
Lorsque le cœur chavire on est pris de vertige sur l’arête des frontières en train de changer de bord surtout quand, à la faveur d’un signe aussi révélant, d’autres viennent dans son sillage aussi bouleversant mais qui, en même temps, rendent le pas plus sûr. Il y eut ce rêve, où, en songe, elle vit sa tombe sur laquelle était inscrit son nom en arabe, Hawa, tombe qu’elle rencontrera plus tard, lors de son premier voyage à Istanbul, dans un cimetière de femmes disciples de Rûmi à l’abandon… Iqbal citait souvent Rûmi qu’il considérait comme « son maître ». C’était là un nom inconnu pour elle. Elle alla en chercher les traces dans les bibliothèques et trouva peu de choses traduites en français ou anglais. Elle entreprit donc des études de persan pour le connaître davantage et se trouva aux portes d’un nouveau continent tout aussi vaste sinon plus que le précédent, qui ne devait plus la quitter ; elle «était entrée une fois pour toutes dans le monde d’un des plus grands poètes mystiques persans de l’islam. Sa thèse, Philosophie sur Platon » fut laissée là, sur le rivage de la terre d’avant Rûmi, et devint Mystique et poésie en islam [8] sur celui qui devait l’habiter jusqu’à sa mort. Suivirent traductions, textes, essais, articles, conférences, autant de perles posées sur le collier de sa vie passée dans le voisinage de l’islam essentiel, avec, entre autres, son Anthologie du soufisme [9] devenue un classique, ou encore sa traduction de La Roseraie du Mystère.[10] C’est ainsi qu’elle  vécut «  au cœur du soufisme », cœur vivant de l’islam dont le point d’orgue fut pour elle la traduction du Mathnawi du maître de Konya qu’elle termina au soir de son passage ici bas, livre sorti en 1990 sous le titre La Quête de l’absolu[11]. S’il est autant de voies que de pèlerins de cette quête, Eva n’eut de cesse de faire connaître et de faire partager l’émerveillement qui guida la sienne, celle de la nostalgie du divin qui fait danser les derviches disciples du Sama, cet « oratorio spirituel, » disait-elle, que Rûmi inventa à la mort de son maître Shams de Tabriz- « Une main-ciel, une main-terre, on tourne autour de Dieu », comme le disait Rilke. Est-ce sa proximité quotidienne avec de tels penseurs, ou encore Rabi’a, autre grande mystique, dont elle aimait la « familiarité avec le divin », qui lui fit aborder l’avalanche parfois très rude des questions des femmes et sur les femmes avec autant de sérénité ? Pour nous qui l’avons côtoyée dans certaines de ces circonstances, il ne fait aucun doute qu’elle sut transformer les tempêtes en tendresse lucide et apaisante où l’on reconnaissait comme un parfum de liberté.
La maladie qui, à petits pas, lui faisait fondre le corps dans les cinq dernières années de sa vie, avait donné à son regard un éclat d’une rare intensité, comme si tout était dit, là, dans ces yeux lumineux et ce visage dont les traits étaient restés étonnement fins. On aurait dit que la douleur venait mourir à leur rivage. Vsage de douceur où passait le dernier souffle d’une très grande dame, si frêle et si forte, si fragile et si dense, qui nous quitte sans bruit et laisse le souvenir et l’œuvre d’une aristocrate du cœur.


[1] Armel Guerne, Novalis ou la vocation d’éternité, Gallimard poésie, 1975
[2] Eva de Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre visage, Albin Michel, 1995
[3] Témoignage Chrétien, janvier 1998
[4] Armel Guerne, op.cité
[5] Eva de Vitray-Meyerovitch, Les Chemins de la lumière,  éditions Retz, 1982.
[6] Armel Guerne, op. cité
[7] Mohamed Iqbal, La Métaphysique en Perse, traduction de l’anglais par Eva de Vitray-Meyerovitch, rééd. En 1996, Sindbad/Actes Sud.
[8] Eva de Vitray-Meyerovitch, Mystique et Poésie en islam, Desclee de Brouwer, 1973
[9] Eva de V-M, Anthologie du soufisme, Albin Michel, 1995
[10] Eva de V-M, La Roseraie du Mystère, traduction du persan par Djamish Mortazavi et Eva de V-M, Sondbad, 1991.
[11] Djala led Din Rûmi, Mathnawi ou la Quête de l’Absolu, traduction par Djamish Mortazavi et Eva de V-M, ed. du Rocher, 1990.