lundi 17 décembre 2012

Compte rendu synthétisé de la journée du 02 décembre 2012



Le 2 décembre 2012, à Paris, l' association " Les Amis d'Eva de Vitray Meyerovitch" a proposé à trois spécialistes de présenter trois éclairages sur le poète mystique de langue persane, Rûmî, et l‘influence de son œuvre aujourd’hui. Voici une synthèse de cet après-midi chaleureux où un public nombreux et motivé est venu écouter Fra Alberto Ambrosio, Eric Geoffroy et Leili Anvar.

Dominicain, spécialiste du soufisme ottoman, Fra Ambrosio rappelle tout d’abord que les 325 confréries soufies furent interdites par Attatürk en 1925 en Turquie. En 1926 le couvent de Konya est transformé en musée, mais les confréries seront persécutées jusqu’en 1940, et particulièrement l’ordre des Naqchbandis.
En 1950 la République turque fait de Rûmî ( ob.1273) l’un des deux héros turcs, avec Yunus Emré. Les soufis font alors peu à peu surface par le biais d’associations et de fondations.
Selon Fra Ambrosio il faut considérer l’héritage de Rûmî à plusieurs niveaux. Au niveau zéro c’est l’exploitation commerciale de Rûmî et des derviches tourneurs. Puis le niveau des associations, qui s’adressent au grand public et enfin le troisième niveau, celui de la tradition mevlevie, destinée aux disciples qui s’engagent dans cette voie. Les maîtres spirituels de la voie sont les descendants, par un lien plus ou moins solide, de Mevalana, via les Tchelebi.
Bien différenciés, ces niveaux peuvent être poreux cependant. Le soufisme culturel reste prédominant, actuellement l’héritage de Rûmî passe par des œuvres littéraires ou artistiques qui ont leur importance.

L’Unicité de l’être
Islamologue, enseignant aux universités de Strasbourg, Barcelone et Louvain, Eric Geoffroy a eu la chance de connaître Eva de Vitray dans les années 80. Selon lui, dans son introduction au Mathnavi, l’œuvre majeure de Rûmî, Eva de Vitray, sa traductice du persan au français avec Mortazavi, met en avant la wahdat el wujud : « L’unicité de l’être est la charpente de l’exposé  de Rûmî par Eva » a souligné Eric Geoffroy. Les créatures et le Créateur ne font qu’Un, comme le dit Rûmî : «  notre Mathnavi est la boutique de l’Un ».
Cette notion de l’Unicité lui a permis de comparer la pensée de Rûmî avec celle d’Ibn Arabî ( 1165-1241), que le poète aurait rencontré à Damas, par l’intermédiaire d’El Qonawi, beau-fils d’Ibn Arabî et ami de Rûmî.
Pour le Cheikh el Akbar, le seul être existant est Dieu et la création n’a pas d’être propre si ce n’est l’être divin qui lui est prêté. Donc, tout est relié, nous ne sommes pas autonomes, et la création, comme les théophanies, est en perpétuel renouvellement ( tajdid el haqq).
Chez Rûmî, l’accent est mis sur l’illusion de la permanence du monde, comme dans le bouddhisme. Continuité et multiplicité ne sont qu’apparentes et l’unité est intégrée par le dépassement de la dualité, par le moyen de l’amour humain, métaphore de la soif métaphysique.
L’amour est une ruse divine ( hila) qui exprime la nostalgie de l’exil et la mort est conçue comme une délivrance, ou des noces, qu’elle soit mort physique ou fana, extinction, dépassement du moi.
Opposé au ‘ilm el kalam, Rûmî  se rapproche de Hallaj. Il donne la primauté à la supra-raison et met en doute le sens rationnel.

Lyrisme mystique
Après un intermède musical proposé par Béatrice Lalanne, de Terra Maïre, qui a interprété a capella et en langue d’Oc un chant de troubadour du XIIème siècle, Leïli Anvar, maître de conférence à l’Inalco et chroniqueuse dans l’émission « Racines du ciel » sur France Culture, avec Frédéric Lenoir, a  fait porter sa réflexion sur les raisons de lire Rûmî aujourd’hui. Elle a d’abord rappelé que l’objectivité officiellement exigée par l’université, pour qui l’objet d’étude doit être séparé du chercheur, est un non sens quand il s’agit de Rûmî, par exemple. «  Si la littérature ne nous change pas, ce n’est pas la peine de l’étudier », dit Leïli Anvar.
C’est après la rencontre avec Chams de Tabriz que Rûmî devient un poète lyrique. Pour lui, la poésie tient lieu de révélation, il y a une puissance alchimique de la parole.
Puis elle cite ensuite deux contes du Mathnavi, celle du marchand et son perroquet d’abord, cet oiseau étant porteur d’un symbolisme profond, comme le rossignol représente le poète, celui de l’âme et aussi du maître spirituel.
L’histoire du chasseur de serpent qui la terrifiait dans son enfance ( elle est franco-iranienne) parle, dit-elle, du moi impérieux, qu’il convient de combattre ( c’est le grand djihad) dans l’islam, et le soufisme met l’accent sur ce combat. Il faut être un Moïse ( un homme de loi) pour tuer ce serpent ou plutôt ce dragon.
Leïli Anvar a tenu à faire la différence entre le moi qui se constitue en tant qu’identité et l’égo qui se fait des illusions sur sa propre importance. Il convient d’être témoin ( chahid) de ce que l’on dit.
La logique recherchée dans le soufisme est de dépasser les antagonismes : c’est oui et non à la fois….
Le Masnavi en persan, c’est  l’essence de l’essence du Coran.

Propos rapportés synthétisés par Clara Murner, les Amis d’Eva de Vitray


vendredi 9 novembre 2012

Rûmî : un maître universel


Rûmî: un maître universel

Le 2 décembre prochain, à Paris, l' association " Les Amis d'Eva de Vitray Meyerovitch" célèbre les "noces" du grand poète mystique de langue persane ( XIIIème siècle) en invitant trois spécialistes à méditer sur son œuvre, traduite en français par Eva de Vitray Meyerovitch à la fin du vingtième siècle. Cette dernière rendait enfin accessible aux lecteurs francophones un trésor ignoré d'eux pendant près de huit siècles.

Le Mathnawi
"Somme spirituelle, comédie humaine et divine, apogée de la poésie mystique musulmane (…) à qui il ne manque aucun élément nécessaire à une étude générale sur la vie, la pensée et l'origine de la pensée ", écrit la traductrice dans son introduction au Mathnawi. Rûmî s'y révèle non seulement poète inspiré, mais aussi un commentateur du Coran comme nul autre pareil. Les contes, les allusions, les suggestions, les conseils, les mises en garde, les envolées lyriques ou les traits subtils brûlant d'amour mystique sont agencés de telle façon que le lecteur suit sans forcément s'en rendre compte un vrai parcours spirituel. Jamais Rûmî n'assène de vérité définitive, il suggère, contredit, détourne l'attention pour mieux la dérouter et finalement amène en douceur le lecteur à affiner ses propres critères, à oser penser par lui-même. Une démarche trop rare en islam où, comme dans de nombreuses religions,  beaucoup sont tentés de penser à la place des autres,.

Les Noces
A sa mort, le 17 décembre 1273, la dépouille du poète, simplement enveloppée d'un drap sans couture selon la tradition, fut suivie dans les rues de Konya en Turquie, où il vécut la grande partie de sa vie, par des musulmans, des juifs et des chrétiens, qui tous d'un seul cœur désiraient rendre hommage à leur maître. Au-delà des formes parfois étroites des religions, les mots de Rûmî touchent tous les cœurs avides de dépassement. Pour lui la mort fut une fête, toujours célébrée en Turquie où l'on évoque encore "les noces" de Rûmî avec Dieu, c'est-à-dire, l'union tant recherchée au cours de sa vie sur les traces du maître qui lui enflamma le cœur d'amour mystique : Chams ed dine de Tabriz.

Trois éclairages
Les Amis d'Eva de Vitray-Meyerovitch, une association créée en 2009, l'année du centenaire de sa naissance et du dixième anniversaire de sa mort à Paris,  ont invité trois éminents chercheurs spécialisés dans le soufisme. Le premier, Fra Alberto Fabio Ambrosio, dominicain et spécialiste du soufisme turc, vit et enseigne à Istanbul. Il évoquera l'histoire de la fondation des derviches tourneurs à Konya et la vivacité du souvenir de Rûmî en Turquie. Leïli Anvar, franco-iranienne, enseignante à l'Inalco, s'interrogera sur les effets de la lecture de cette œuvre sur ceux qui s'y engagent. Eric Geoffroy, enfin, auteur de nombreux ouvrages sur le soufisme, s'intéressera à l'influence de Rûmî sur la pensée d'Eva de Vitray-Meyerovitch, à partir de son introduction sus-citée.
M-O. D-H, association Les Amis d'Eva de Vitray

" Lire Rûmî", Table ronde, dimanche 2 décembre 2012, Forum Vaugirard, 104 rue de Vaugirard, 75006 Paris

mercredi 7 novembre 2012



L'association des amis d'eva de vitray Meyerovitch organise une conférence le dimanche 2 Décembre 2012 au Forum 104 à partir de 14H30 :

"Lire Rûmî aujourd’hui"

Poète et mystique persan du XIIIe siècle, 
à l’origine de l’ordre des derviches tourneurs

Table ronde

Leili Anvar, Eric Geoffroy et Fra Alberto Fabio Ambrosio

Dimanche 2 décembre 2012 
Forum 104, Salle des glycines
104 rue de Vaugirard, 75006 Paris
Métro Montparnasse, Métro Saint-Placide
Bus 91, 96, 89

  • 14h30 : Accueil et introduction par Jean-René Huleu, membre de l’association des Amis d’Eva de Vitray
  • 14h45 : Fra Alberto Fabio Ambrosio : « Rûmî dans la Turquie du XXIsiècle »
  • 15h15 : Eric Geoffroy : « La doctrine spirituelle du Mathnawi d’après Eva de Vitray »
  • 15h45 : Leili Anvar : « Lire Rûmî : comment, pourquoi ? »
  • 16h15 : Discussion avec la salle
  • 17h : Echanges et questions autour d’un thé à la menthe et pâtisseries 

Participation : plein tarif 10 €, tarif réduit 5 € (adhérents, étudiants, chômeurs)

Journée organisée par l’association « Les Amis d’Eva de Vitray-Meyerovitch »

en partenariat avec  :
 

Fra Alberto Fabio Ambrosio : Spécialiste de l’histoire turque et du soufisme ottoman, dominicain, vit et travaille à Istanbul. Rattaché à l’Institut Dominicain (DOSTI, Dominican Studies Institute), il est chercheur associé de l’IFEA (Institut Français d’Etudes Anatoliennes) et du CETOBAC (Centre d’Etudes Ottomanes, Balkaniques et Centrasiatiques, Paris) ; et professeur invité dans deux universités pontificales (Rome, Gregoriana et Saint Thomas d'Aquin) sur l'histoire du soufisme, l'anthropologie religieuse et l'histoire ottomane.  Les Derviches tourneurs (Cerf, 2006)  Doctrine, histoire et pratiques, en collaboration avec  Ève Feuillebois  et Thierry Zarcone.

Leili Anvar : Normalienne, agrégée et docteur en littérature persane. Maître de 
conférences à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales à Paris.
Chroniqueuse sur France culture (émission les « Racines du Ciel ») et dans le Monde des religions (« Lettres spirituelles »).  Rûmî  (Entrelacs, 2004)  Rûmî, la Religion de l'Amour (Seuil, 2011) ;  Le Cantique des Oiseaux (traduction du Manteq ol-teyr de ‘Attâr), Editions Diane de Selliers, 2012.

Eric Geoffroy : Islamologue arabisant  à l’Université de Strasbourg, à  l’Université Ouverte de Catalogne (Barcelone), et  à l’Université Catholique  de Louvain (Belgique). Spécialiste du soufisme et de la  sainteté en islam. Il travaille aussi sur la mystique comparée, et les enjeux de la spiritualité dans le monde contemporain (spiritualité et mondialisation, spiritualité et écologie). A publié de nombreux  ouvrages sur le soufisme, parmi lesquels :  Le soufisme, voie intérieure de l’islam (Points sagesse, le Seuil, 2009), Une voie soufie dans le monde : la Shadhiliyya, (Maisonneuve et Larose, 2005), L’islam sera spirituel ou ne sera plus (Seuil, 2009).

dimanche 4 mars 2012

Transcription de la conférence de Souleylman Bachir Diagne : "Eva de Vitray lectrice d'Iqbal : l'idéal et la sociologie"

Paris, 8 janvier 2012

Je remercie l'association "Les amis d'E de V pour cette magnifique occasion d'échanger sur Eva de V. lisant Muhammad Iqbal. Dans "L'Islam, l'autre visage", elle indique ce qu'il en a été de sa rencontre avec ce livre qu'elle a traduit, et offert au monde francophone pour son plus grand bien, "Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam". L’ouvrage central en prose de M. Iqbal dont je vais reparler.
Juste une anecdote. Ayant cité le fait qu'elle ait porté ce livre à l'attention du monde francophone, jusqu'à une date relativement récente je pensais être le premier sénégalais à m'être intéressé à la pensée de M. Iqbal, quand j'ai vu, encore une fois sur ce point, zut! que j'avais été battu par Léopold Sedar Senghor de nouveau! Et Senghor a en effet un texte magnifique où il parle de son propre maître spirituel. Senghor était catholique, son propre maître spirituel était le Père Teilhard de Chardin, ce philosophe de la cosmogenèse, de la cosmologie de l'émergence et il disait "j'ai été ravi de découvrir un Teilhard musulman en M. Iqbal". Il l'avait lu autour de 1955 grâce à la traduction qu'en avait donné Eva de V." Après la « Reconstruction », elle a traduit d'autres ouvrages de M. Iqbal. Elle a véritablement été un pont jusqu'au "Djâvid-Nâma", le dernier livre majeur de M. Iqbal, traduit sous le titre "Le livre de l'éternité".
Je vais commencer mon propos en parlant du Djâvid-Nâma, traduit par E de V sous le titre "Le livre de l'éternité". On a dit de ce livre qu'il constitue en quelque sorte "la Divine Comédie" de l'Islam.". Une comparaison tout à fait intéressante, parce que La Divine Comédie est une forme de reprise, par Dante, d'un type littéraire qui doit énormément au Mi'raj islamique, c'est-à-dire au récit de l'ascension nocturne du Prophète de l'Islam qui est, comme vous le savez, au cœur de la spiritualité musulmane. Ce Mi'raj, récit de l'ascension spirituelle du Prophète Mohammed (PSL) , fait pour ainsi dire, pendant, est le symétrique de la révélation coranique, les deux grands moments dans sa vie spirituelle, dans ses rencontres avec le divin sont cela: le premier moment de la descente verticale du Coran dans son cœur, lorsqu'isolé dans la caverne de Hira, pendant le mois de Ramadan, il reçoit la visite de l'ange qui lui apporte la parole de Dieu, ça c'est le dogme central pour les musulmans. Et l'autre moment est, cette fois-ci, le moment où c'est lui qui rend, pour ainsi dire, la politesse à son Seigneur et va lui rendre visite, sous la conduite du même ange Gabriel qui lui avait porté le Coran. C'est donc ce récit spirituel du Mi'raj qui a donné lieu, dans le monde de l'Islam, à une abondante iconographie et également à une abondante littérature. Traduite, très vite, cette littérature en latin.. Donc, si le livre Djâvid-Nâma ou le Livre de l'Éternité est lui-même comparé à une Divine Comédie de l'islam, c'est juste retour des choses.
Ce récit du Livre de l'Éternité reproduit exactement la structure du Mi'raj et la structure de la Divine Comédie de Dante présente un poète guidé par un autre poète, à travers les cieux et qui rencontre un certain nombre de personnalités souvent, des prophètes. Dans le cas de Dante, Virgile était le guide. Dans le cas de M. Iqbal, dans le Livre de l'éternité, Rûmi est son guide.
J'insiste d'emblée sur ce livre et sur le fait que Rûmî est adopté par M. Iqbal comme maître, pour mieux établir le rapport qui a conduit, en quelque sorte, Eva de V, de M. Iqbal qu'elle rencontre comme cela a été indiqué, à celui qui est aussi l'inspirateur et le guide d'Iqbal, Rûmî.
Pourquoi ? pour annoncer ma réflexion sur la signification du soufisme pour Iqbal. Quand on lit la « Reconstruction de la pensée religieuse en Islam », on peut avoir le sentiment que M. Iqbal est anti-soufi. Il a un certain nombre de propositions qui semblent aller à l'encontre de la tradition Soufie en Islam. Or on ne peut pas être disciple de Rûmî et être anti-soufi.
Il y a donc un anti-soufisme par soufisme. Un soufisme anti-soufi qui est une certaine orientation de la connaissance mystique et du tasawuff, en direction d'une affirmation de soi qu'il va opposer à une tradition d'une philosophie de l'extinction, d'un soufisme de l'extinction et de l'absorption dans une totalité plus grande, qu'on peut aussi associer à la philosophie néo-platonicienne. Je donne cette indication très générale sur laquelle je vais revenir plus en détail, pour dire quelle est l'orientation du propos que je voudrais partager avec vous, ici.
Eva de V semble s'être effacée derrière un rôle de passeur, de traductrice, un truchement par lequel ces paroles soufies nous parviendraient à nous tous, dans les langues que nous pratiquons. Même dans les ouvrages signés de son propre nom comme Rûmî et le Soufisme, ou la Prière en Islam. Si j'en juge par les dates, dans son dernier ouvrage, La prière en Islam, publié un an avant sa mort, elle a moins rapporté des paroles d'Iqbal ou d'autres, qu'elle n'a pensé avec les autres et qu'elle nous enseigne à penser avec eux. Et je voudrais lire un certain nombre de réflexions qu'elle fait dans ce livre, en essayant de montrer en quoi Iqbal est au cœur de sa pensée, dans sa manière de lire la signification de la prière, en relation avec la notion de temps. Dans ses livres elle ne cite Iqbal qu'à deux reprises mais en réalité, ils sont de part en part traversés par sa compréhension d'Iqbal et par la manière qu'elle a de lire, de penser avec Iqbal.
Le lien entre la réflexion sur la prière, le Mi'raj et le Livre de l'éternité, dont je viens de parler ici, est clair pour tous ceux qui sont quelque peu familiers avec l'Islam.
La prière islamique, telle que nous la connaissons, est précisément le premier résultat du Mi'raj prophétique, le voyage nocturne du prophète Mohammed pour aller rencontrer son Seigneur la 2éme fois, comme je l'ai indiqué tout à l'heure. Un simple rappel, peut-être pas nécessaire ici, mais soyons sûrs que nous partageons ici les mêmes références.
Cette ascension nocturne a eu lieu à un moment de la vie du Prophète où il a ressenti, en quelque sorte, un besoin de consolation. C'était une époque extrêmement dure et l'invitation qui lui a été adressée par Dieu de venir le voir apparaissait comme une forme de consolation. La tradition nous enseigne qu'il dormait sur le parvis de la Ka'aba lorsque l'ange Gabriel est venu le trouver, l'a réveillé et l'a conduit à travers cieux sur un cheval ailé. L'iconographie a produit des images merveilleuses de ce voyage nocturne et évidemment vous pouvez comprendre que, malgré l'interdiction de la représentation humaine, des artistes s'en sont donné à cœur joie pour représenter cette scène si dramatique du voyage nocturne.
Les péripéties sont connues. Il y a d'abord un voyage horizontal de La Mecque à Jérusalem. C'est une manière de relier les deux centres du monde, les deux centres spirituels, ces lieux de trouée vers la verticalité divine, avant donc qu'il ne commence l'ascension verticale vers Dieu, à travers les différents cieux. Je passe sur les péripéties de ce voyage nocturne.
La seule chose que je voudrais retenir ici pour relier le Livre de l'éternité à ce texte d'Eva de V, sur la prière, c'est que le résultat obtenu par le Prophète, après cette ascension, a été de se voir confier par Dieu la mission de nous indiquer, à nous êtres humains, comment reproduire cette expérience prophétique de l'ascension.
La prière qui lui a été enseignée et qu'il a été chargé de nous enseigner à nous, était la clé pour qu'un être humain lambda, vous et moi, puissions participer de l'expérience spirituelle qu'avait constituée cette ascension. Évidemment le prix à payer pour un trésor de cette nature pouvait être infini. Alors il n'était pas démesuré que Dieu ait commandé que nous fassions 50 prières, ce que le Prophète a immédiatement accepté disant "Oui s'il ne faut aux humains que 50 prières pour avoir l'équivalent de ce que je viens d'avoir pour participer à cette expérience, c'est très bien". Au moment où il redescend, il rencontre Moïse qui lui demande "que t'a dit ton Seigneur? Il m'a recommandé de dire aux humains d'accomplir 50 prières". Moïse lui dit : "ah, je les connais. Je les ai pratiqués. Ils ne les feront jamais. Retourne et dis lui de baisser le prix". Le Prophète est retourné. La version courte de l’histoire est que la deuxième fois, Dieu lui a dit "5 prières" et il est redescendu. Moïse lui demande :"5". ?.....Cette fois-ci j'ai dit oui. Donc ce sera 5 prières, 5 prières seulement, 5 fois par jour pour participer d'une expérience, d'une ascension spirituelle. Voilà la signification fondamentale. Avoir l'équivalent du Mi'raj, autant que nous le pouvons, en faisant simplement ces 5 prières.
Voilà autour de quoi s'organise la réflexion d'Eva de V. dans son dernier ouvrage, profondément nourrie, bien qu'elle ne cite M. Iqbal qu'à deux reprises, de la réflexion qu'Iqbal a lui-même menée et sur la prière, et sur le temps, et sur la relation de l'individu à Dieu dans la prière.
Et c'est ce que je voudrais montrer maintenant, en rappelant d'abord la première citation qu'elle fait de Iqbal, dans sa méditation sur les modalités de la prière.
Voici la première citation : «il ne faut pourtant pas ignorer - c'est donc Iqbal qui parle - que la posture du corps est un facteur qui sert réellement à déterminer l'attitude de l'esprit»
Le choix d'une direction particulière est destiné à assurer l'unité du sentiment dans la congrégation et sa forme en général crée et développe le sens de l'égalité sociale dans la mesure où elle tente de détruire le sentiment de la supériorité de rang ou de race parmi les fidèles.
«La division de l'humanité en races, nations et tribus, selon le Coran, a seulement pour but de permettre une identification...... La forme islamique de l'association dans la prière, outre sa valeur cognitive, témoigne de l'aspiration à réaliser cette unité essentielle de l'humanité, comme fait vécu, en démolissant toutes les barrières qui s'élèvent entre l'homme et l'homme». Voici la première citation, en fait chronologiquement, c'est la deuxième, qu'elle fait de M. Iqbal.
Il y a d'abord évidemment la notion d'égalité dans la prière et cette notion d'égalité dans la prière - d'ailleurs le passage qu'elle cite dans la « Reconstruction » dit que l'importance de la prière se ressent lorsque le Brahmane et l'Intouchable prient épaule contre épaule. Évidemment dans son Inde natale, c'était le meilleur exemple que l'on puisse trouver.
Cette notion d'égalité est centrale, cette notion de la communauté que l'on ressent est centrale et tous ceux qui ont eu l'expérience d'aller à La Mecque et de prier tout près de la Ka'aba l'ont ressentie parce que c'est le moment où précisément les musulmans, au lieu de faire face à la Quibla font face à la Ka'aba, mais sont tous épaule contre épaule.
C'est une expérience fantastique. C'est d'ailleurs la première fois de ma vie où je faisais l'expérience de prier, avec comme si c'était un fait exprès, deux femmes de part et d'autre de moi et devant moi. Prier épaule contre épaule avec des femmes, La Mecque était le seul endroit où cela pouvait arriver. C'est justement le moment où l'on prie exactement en face de la Ka'aba. C'était un sentiment très fort et pour ceux d'entre vous – encore une digression - qui connaissent par hasard le récit de la conversion de Malcom X à l'Islam, il y a des pages magnifiques sur la première fois où il a eu le sentiment de toucher du doigt l'unité de l'humanité, le moment où précisément il a accompli le pèlerinage à La Mecque.

La force créatrice de l’être humain


Dans cette citation que je viens de lire, il y a un va et vient entre la notion de communauté et l'individuation ou l'individualité. Le sentiment de la communauté dans la pensée de M. Iqbal est fait pour renforcer le sentiment de sa propre individualité. On insiste beaucoup en Islam sur la valeur particulière de la prière collective. La prière collective de l'Islam est la meilleure prière possible. Si l'heure de la prière arrivait maintenant et que des musulmans dans cette salle décident d'aller prière, évidemment ils prieraient ensemble. L'idée d'aller prier chacun dans son coin séparé, ça peut se faire, mais il y aurait là quelque chose qui irait profondément à l'encontre de la signification même de cette religion.
Mais il n'en demeure pas moins que si la prière communautaire est autant prescrite comme nécessaire, au point où la prière faite dans une mosquée a été considérée par beaucoup comme la meilleure prière possible, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit toujours de renforcer la force de vie de l'individu. Il s'agit pour l'individu de puiser dans l'énergie que représente la communauté, dans l'énergie collective de la prière faite en communauté, pour renforcer sa propre puissance d'individuation. Autrement dit, et c'est important, il ne s'agit pas pour l'individu de se fondre dans le collectif, mais de prendre appui sur le collectif pour renforcer sa propre individualité. L'individu est au cœur de l'Islam.
On insiste beaucoup sur la communauté, et à juste raison, par exemple la Oumma chez les musulmans, mais le témoignage, la profession de foi, se fait toujours à la première personne. Cette affirmation de la valeur de l'individu est une des principales leçon pour M. Iqbal de la signification de la prière et E de V insiste également beaucoup sur cela.Que l'intensification de l'émotion spirituelle soit visée par la prière communautaire est une chose qu'il nous faut comprendre.
Qu'est ce qu'une émotion? Nous avons l'habitude en utilisant ce mot, de l'entendre dans le sens purement psychologique. Évidemment ce sens est important. Mais le sens premier que porte l'étymologie est probablement beaucoup plus éclairant quand il s'agit de comprendre ce que M. Iqbal nous explique et que E de V reprend ici sur cette dialectique, cette relation entre l'individu et la communauté dans la prière.
L'émotion au sens étymologique, c'est ce qui me sort de moi et me met en mouvement. Il y a donc cette idée de sortir de son propre enfermement. Il y a aussi, surtout, cette idée de se mettre en mouvement, de se mettre en mouvement vers le centre que l'on doit constituer. La prière, dira E de V, ensuite plus loin dans ce texte, cette fois-çi elle ne cite personne, la prière est toujours à la fois communautaire et individuelle.
J'espère avoir par cette explication éclairé à peu près pourquoi on peut prononcer une phrase comme celle-là, disant que la prière est toujours, à la fois, communautaire et individuelle. Et les renforcements de l'individualité, précisément, en proportion de son caractère communautaire.

Ce détour que je viens de faire par la relation de l'individu et de la communauté correspond à la deuxième citation, première annoncée chronologiquement: "aucune forme de réalité, écrit l'un des plus grands penseurs musulmans contemporains, M Iqbal, n'est aussi puissante, aussi vivifiante, aussi magnifique que l'esprit de l'homme. » Ainsi dans son être intime l'homme tel que le conçoit le Coran est une activité créatrice. C'est le sort de l'homme que de participer aux aspirations les plus profondes de l'univers qui l'entoure et de façonner sa propre destinée aussi bien que celle de l'univers tantôt en s'adaptant aux forces de et univers, tantôt en consacrant toute son énergie à se servir de ses forces à sa propre intention. Et dans ce processus de changement progressif, Dieu devient le compagnon de l'homme dans sa tache, pourvu que l'homme en prenne l'initiative.
"Puisque l'homme à des accompagnateurs qui le précèdent et le suivent pour le garder,*de par ordre de Dieu, Dieu ne modifie par l'état d'un peuple, qu'il ne l'ait modifié de leur propre chef" dit le Coran
Cette citation, qui résume ce que je viens de dire sur l'intensification de l'individu par la prière communautaire, mais ajoute le but de l'affirmation de soi et l'affirmation de la solidité du soi, ce que M. Iqbal appelle l'affirmation de l'ego, le moment de l'individuation ou le devenir individuel.
Permettez-moi d'expliquer ceci en évoquant l'exemple d'un soufi fameux, Hussein Mansour Hallaj, dont Louis Massignon a rendu la passion de cette manière si particulière et si merveilleuse. H. M. Hallaj, un soufi, vivait à Bagdad au 10ème siècle, 9/10ème siècle, et a été exécuté d'atroce manière pour avoir prononcé une parole considérée comme hérétique. M. H. Hallaj a déclaré "ana al haq" " je suis la vérité créatrice". Or Haq, la vérité créatrice, c'est le nom de Dieu et c'est comme s'il avait dit "je suis Dieu". En 922, les juristes obtiennent du pouvoir politique que H. M. Hallaj soit condamné et mis à mort. Il est crucifié, puis brûlé, ses cendres sont jetées dans le Tigre, etc. Cette exécution de Hallaj a été un choc dans les consciences et dans l'histoire du soufisme. M. Iqbal, après bien d’autres, réfléchit à son tour à la signification de cette parole "Ana al Haq", cette parole qui a conduit Hallaj au gibet et à cette exécution atroce, mais en fait une mort christique.
Massignon insiste beaucoup sur le fait que le type spirituel de Hallaj était un type christique et il est au fond inévitable, c'est-à-dire dans l'ordre spirituel des choses, que sa mort fut une mort sur la croix.
À quelques livres de distance, M. Iqbal nous propose deux lectures de cette parole de Hallaj.
Son premier livre en prose "The development of metaphysics in Persia", est une histoire de la philosophie dans le monde islamique. M. Iqbal a soutenu une thèse de philosophie sur ce thème à Cambridge, en 1907. Lorsqu'il écrit ce premier livre, traduit par E de V évidemment, M. Iqbal considère que la parole de Hallaj "je suis la Vérité créatrice" est une parole soufie, exprimant l'absorption de l'individu dans l'océan de la divinité. Autrement dit "Ana al Haq" - "Je suis la Vérité créatrice" -, ma foi, il n'y a pas de quoi fouetter un chat. C'est simplement Dieu lui-même qui dit "Je suis Dieu". Cette phrase est une pure tautologie.
Hallaj serait arrivé à un stade où son individualité ayant été totalement anéantie, Dieu se serait en quelque sorte substitué à lui et lui aurait fait, dans un souffle entre les lèvres, déclarer sa propre unité, et sa propre réalité de Vérité créatrice. Autrement dit, cette phrase "Je suis Dieu" ou "Je suis la Vérité créatrice" ne serait rien d'autre qu’ une manière de citer des passages coraniques où Dieu prononce la profession de foi à la première personne.

Prenons le verset 20 de la sourate Ta â, lorsque Moïse rencontre Dieu pour la première fois, dans le buisson ardent, et qu’il s'interroge sur la nature de son interlocuteur. Il est dit que Dieu lui répond "tu es dans la vallée de Tuwa, enlève tes deux sandales "et qu'il se présente à lui "Je suis Dieu, La ilaha Ana, il n'y a pas d'autre Dieu que moi". Il prononce la profession de foi à la première personne à ce moment là.
Ce qui est l'équivalent stricte dans le récit biblique de "lorsque les enfants d'Israël demanderont qui je suis, va leur dire j'ai rencontré "Je Suis" et "Je Suis m'envoie vous parler". C'est le moment où Dieu dit à Moïse dans la Bible, "Je Suis celui qui suis". Donc c'est à peu près cet équivalent là au fond qui s'exprime dans la parole de Hallaj La profession de foi dite à la première personne par le truchement de sa voix. D'ailleurs, par parenthèse, de nombreux soufis disent que c'est la seule manière de dire la profession de foi. Seul Dieu peut attester qu'il est Dieu.
Si je dis, moi Bachir, j'atteste que toi Dieu tu es Dieu, j'ai commencé par m'attester, ma propre petite
personne. Or ma propre petite personne ne devrait pas pouvoir être là si Dieu est présent. Donc seul Dieu peut dire "je suis Dieu". Première lecture donc que fait M. Iqbal de la signification de la parole de Hallaj et ceci en 1908.
Vingt ans plus tard, dans "la Reconstruction", lorsque M. Iqbal réfléchit à la signification de la parole de Hallaj, il prend totalement le contrepied de ce qu'il avait dit. Cette fois ci, dit-il, c'est le moi individuel hallajien qui a absorbé en lui, les attributs divins, les attributs seigneuriaux. Lorsqu'il dit "Je suis la Vérité créatrice", c'est le "je" humain, l'ego humain, qui déclare avoir réussi à absorber en lui l'attribut seigneurial de vérité créatrice, et donc tout se passe comme si la goutte d'eau avait réussi à absorber en soi l'océan de la vérité créatrice.
Dans la poésie soufie ces images de la goutte d'eau qui se perd dans l'océan reviennent tout le temps. La phalène devient feu car à force de tourner autour du feu, elle entre dans le feu et à ce moment-là devient elle-même flamme; la rivière qui se jette dans l'océan, .. où la l'atome qui disparait dans la lumière du soleil. Toutes ces images, dont nous sommes familiers lorsque nous lisons la poésie soufie, ont toutes en commun d'indiquer que le fini est absorbé et en quelque sorte perdu dans l'infini. La réalisation du fini, c'est d'enlever enfin le voile de sa propre finitude pour montrer qu'après tout il n'y a jamais eu que l'unité.
Contre ce soufisme de l'extinction, la pensée de M. Iqbal est une affirmation du soufisme de l'ego. Contre ces images de la dissolution, les images que M. Iqbal aime à utiliser dans sa poésie sont des images de la consistance.
Tout à l'heure, on a évoqué la Maison de la Sagesse, «et donc je me sens obligé, de parler de la maison de la sagesse et de l'histoire de la philosophie dans monde islamique».
Qu'en est-il de la création de la maison de la sagesse à Bagdad en 832 ? Avant cette date les penseurs musulmans avaient déjà commencé à traduire la philosophie grecque puisque le monde musulman, par son expansion, s'était trouvé occuper autant de centres où la philosophie grecque était la culture commune des intellectuels.

Cela n'a pas été sans mal de se mettre à traduire, parce qu' il y a eu de fortes résistances de la part de ceux qui disaient "mais qu'est ce que cette sagesse dont on nous parle? pourquoi appelle-t-il l'ensemble de textes 'amour de la sagesse'? Comment peuvent-ils avoir une sagesse qui puisse nous importer à nous, musulmans, puisque nous avons le livre de Dieu! Si nous avons le livre de Dieu, la révélation divine, évidemment une sagesse «païenne» ne saurait nous intéresser". Voila la grande résistance qui s'est produite au moment où le monde musulman est entré en contact avec les centres intellectuels en Iran ou en Syrie en particulier, où la philosophie grecque était si vivace et si importante pour beaucoup, en particulier les chrétiens.
Contre cette résistance, il y a eu la volonté d'aller de l'avant avec les traductions, volonté qui disait fort justement deux choses : D'une part que c'était la leçon du Prophète lui même. Beaucoup de hadiths ont été cités à cette époque là qui allaient dans le sens de cette ouverture, en particulier un hadith prophétique qui disait: "la parole de sagesse est la propriété perdue du musulman. Partout où il l'a rencontre, il y a droit plus que quiconque". Et il était important que le mot utilisé fut "parole de sagesse - Hikma ", "Qalimatu al hikma" parce que c'est le nom que pouvait porter la philosophie.

Autrement dit, l'idée d'ouverture était celle là, que ce qui est différent de moi, bien loin d'être la négation de ce que je suis, peut être au contraire le plus court chemin qui me mènera à ma propre compréhension ; que la compréhension que je peux avoir de moi-même et de mon identité peut
passer par le truchement de l'autre. C'est la justification profonde de la tolérance. Seule cette tolérance-là peut être une tolérance de respect. Une autre tolérance serait une sorte de tolérance de paternalisme : "Je sais que vous n'êtes pas comme moi. Je sais que vous avez tort, mais je ne vous dirais rien! je n'en penserais pas moins". En revanche si je dis "ce que vous croyez est en mesure de m'enseigner quelque chose sur ce que moi je crois, là évidemment je suis prêt à embrasser véritablement votre différence". C'est cet esprit de tolérance-là qui s'est manifesté à ce moment là et, pour son plus grand bien, le monde musulman s'est alors ouvert à la philosophie grecque, platonicienne et néo-platonicienne en particulier. Cela a été marqué symboliquement par la création de cette Maison de la Sagesse en 832, décidée par le calife abbasside Al Ma'moun.

Je vous parle de cela parce que la philosophie d'Iqbal va consister à dire que cela s'est fait pour le plus grand bien de l'Islam, mais cela s'est fait aussi pour un certain malheur de l'Islam.
Autrement dit, l'ouverture à la philosophie grecque était une ouverture importante, une ouverture qui a permis au monde musulman de trouver effectivement cette sorte d'expression de soi dans des disciplines aussi différentes que le tasawuff ou la philosophie. Mais, par ailleurs, estime Iqbal, cela a engagé la métaphysique du soufisme dans la direction précisément de ce soufisme de la contemplation et de l'absorption dans une réalité plus grande.

Pour ceux d'entre vous qui sont familiers de la pensée platonicienne et néo-platonicienne, vous voyez bien cette idée qui a pu être une manière de traduire l'expérience soufie selon laquelle ce monde sensible n'est pas important, que la réalisation pleine et entière de soi, consiste à se détourner de ce monde de l'éphémère pour se tourner vers le monde de l'éternel. Dire qu'il s'agit de nier notre réalité sensible pour mieux être en contact avec notre vérité intelligible. Pour ainsi dire effacer l'ego humain pour mieux nous fondre dans la contemplation des idées et devenir en quelque sorte ce que nous contemplons.

Ce langage du néo-platonisme a, selon M. Iqbal, engagé la pensée soufie dans la direction de cette philosophie de l'absorption, dans un soi plus grand, cette philosophie du fana, de l'extinction. Alors que, dit-il, il s'agit aujourd'hui de reconquérir la pensée islamique et en particulier le soufisme véritable, de le reconquérir en l'arrachant, pour ainsi dire, à cette voie de la contemplation pour le remettre dans le chemin de l'action

Disons cela dans le langage de Rûmî pour revenir à nos références. Est-ce que Rûmî, l'ego, l'individualité de Rûmî, a fondu devant le soleil qu’était Chams-de-Tabriz, son maître, puisque "Chams" comme vous le savez signifie "soleil" ? Eh bien, il ne s'agit plus de lire ainsi l'expérience dont Rûmî dit qu'elle a été la sienne lorsqu'il a rencontré son maître, Chams, mais au contraire de dire qu'il n'est devenu pleinement lui-même, Rûmî, qu'en ayant avec succès, subi l'épreuve de Chams.

Voila la compréhension qu'Iqbal a de Rûmî. Au lieu de dire que l'atome individuel a pour ainsi dire perdu sa lumière devant l'éclat du soleil, dire que l'atome individuel a subi avec succès l'épreuve du soleil lui-même. Même en face du soleil, j'ai su rester l'atome de lumière que j'étais et briller de ma propre lumière. Cette lumière individuelle qui peut subir l'épreuve de la lumière totale de Dieu, est ce qui fait la grandeur de l'humain. Et ce développement que je viens de faire ainsi, suivant en cela M. Iqbal expliquant cela, et expliquant en cela ce que E de V dit elle-même aussi sur la signification individualisante de la prière, c'est l'expérience prophétique du Mi'raj, par laquelle j'avais commencé.

Ce qui intéresse le plus M. Iqbal dans le Mi'raj, c'est lorsque le prophète Mohammed (PSL) s'est trouvé en présence du Divin lui-même, le Coran nous dit "Son regard n'a pas dévié. Il ne s'est pas évanoui. Il n'a même pas scillé". Il a été en présence de Dieu un individu s'affirmant dans cette présence de Dieu.
Dans la prière dont j'ai parlé tout à l'heure en disant qu'elle était une manière de récapituler, pour nous êtres humains, toute la signification du Mi'raj et que lorsque nous accomplissons la prière, c'est comme si nous reparticipions de ce Mi'raj. Ce moment là du face-à-face est décrit par E de V dans "la prière en Islam" comme correspondant à ce moment de la prière des musulmans qui est le "tachaoud", lorsqu'assis le musulman, souvent en agitant son index, se met à réciter un certain nombre de paroles apprises :
Attahiyyatu lillah, azzakiyatu lillah,  Ô Mon Dieu je te salue
Attayyibatu wa salawatu lillah, A Toi vont la gloire et les prières
Assalamu alayka ayyuha nabiyyu,   Que la paix soi sur toi, Ô Prophète
wa rahmatullahi wa barakatuhou,   Ainsi que la miséricorde et la bénédiction divine
Assalamu 'alaïna wa 'ala 'ibadi llahi ssalihin  Paix sur nous et sur les serviteurs pieux de Dieu

Et il y a en particulier un passage où, semble-t-il, c'est Dieu lui-même qui s'adresse au Prophète en le saluant «Assalamu alayka ayyuha nabiyyu, wa rahmatullahi wa barakatuhou».Eh bien ce moment de la rencontre, qui est un moment où l'individualité prophétique muhammadienne, la lumière muhammadienne, a en quelque sorte été présente en face de la lumière de Dieu, sans se fondre en elle, sans se perdre en elle, est pour M. Iqbal l'épreuve suprême qui nous indique ce que signifie le tasawuff, non pas l'extinction de l'individu, mais l'affirmation de l'individu. Non pas l'absorption de l'individu dans la réalité divine mais l'absorption par l'individu de la réalité et des attributs divins, en soi-même!
Voila ce qui est au cœur de ce dialogue entre Dieu et l'homme que l'on trouve dans le tachaoud, ce que E de V appelle dans son texte "la suprême rencontre" et qui est ultimement la leçon de M. Iqbal concernant la signification du Mi'raj. Voilà le cœur de la philosophie iqbalienne, l'affirmation de l'individu.

La philosophie du mouvement


Un autre aspect capital, c’est que cette philosophie est une philosophie du mouvement. Je l'ai dit tout à l'heure en parlant de la signification première du mot "émotion" : être mis en mouvement, être mis en branle. Sortir de la voie contemplative. Qu'est ce que cela signifie ? C'est entrer dans une autre voie du soufisme de l'affirmation, non plus du soufisme du fana et du soufisme du baqa, du soufisme du témoignage, témoignage individuel où l'individu témoigne à la fois de sa propre réalité et de la réalité divine.
Les salutations sont dues à Dieu qui, en retour, affirme l'existence de l'individu et cela se fait dans le mouvement et dans l'action. Iqbal a inventé en anglais un mot, un concept qui est "I am ness", le fait de pouvoir dire "je suis", c'est la périphrase par laquelle E de V a traduit le concept iqbalien de "I am ness".
Parce qu'il en est ainsi, si le but de la spiritualité c'est l'affirmation de soi, c'est s'engager dans ce processus par lequel on devient un individu, on ne perd pas son être, mais on devient un individu.
Il y aurait une sorte d'échelle des êtres, selon le degré d'individuation. Un être sera d'autant plus achevé qu'il sera le plus proche possible de devenir un individu. Ce processus d’individuation est un processus ouvert, qui n'est jamais atteint. Nous sommes tous engagés dans la voie du "I am ness", dans la voie du devenir Individu, même si nous ne réalisons pas totalement notre propre individualité. Même si nous ne réalisons pas totalement ce que nous sommes destinés à être, c'est-à-dire des êtres humains parfaits, au sens latin "perfectus", c'est ce qui est achevé, ce qui est accompli jusqu'au bout: Insan el kamil. Voila l'autre notion centrale de la philosophie d'Iqbal. L'Insan el kamil chez les soufis, c'est l'être humain achevé, qui est devenu ce qu'il a à être.

Il y a une phrase du philosophe français, Blaise Pascal, que E de V cite tout le temps. Je l'ai rencontré à plusieurs reprises dans son livre sur la Prière, dans son livre sur le soufisme chez Rûmî, dans ses ouvrages. Blaise Pascal dit : "l'homme passe infiniment l'homme". L'homme est plus grand que l'homme, nous sommes plus grand que ce que nous sommes, nous sommes appelés à devenir ce que nous devons véritablement être.
L'homme est un projet éthique. Il est de notre responsabilité de nous réaliser en tant qu'être humain et de ne pas penser que l'humanité est une chose qui nous est donnée. L'humanité est une tâche dans laquelle nous devons nous engager et cette tâche, c'est à la fois de me faire humain et de faire que nous fassions humanité ensemble.
Cela me ramène à cette dialectique de l'individu et de la communauté dont je parlais tout à l'heure. Pourquoi est-ce qu'il en est ainsi ? parce que nous sommes des "califes" de Dieu sur terre. Et ça c'est également une pensée centrale chez Iqbal. Iqbal prend au sérieux la notion de "vice-gérance" de l'humain sur terre, que E de V traduit merveilleusement lorsqu'elle parle de "l'homme capable de Dieu". Le fait d'être capable de Dieu est ce qui nous définit.
La Sourate Baqara raconte comment Dieu a envisagé la création de l'humain. Les anges lui disent "ça ne va pas. Vous avez une création déjà pleine, ontologiquement pleine, suffisante. Vous avez créé ce qu'il y avait à créer, en particulier nous. Notre rôle unique est de vous adorer, de vous obéir et celui que vous allez créer va introduire la violence et le désordre sur la terre". Et Dieu leur dit "je sais ce que vous ne savez pas". Les anges ont raison. Nous avons créé le désordre sur terre, nous avons fait deux guerres mondiales déjà, des génocides - il semble d'ailleurs que nous soyons prêts à recommencer -. Mais par ailleurs dit Dieu "je sais ce que vous ne savez pas". Cet être va évidemment être créateur de désordres, introduire le mal sur la terre, parce qu'on ne fait pas suffisamment attention à une chose: Iblis, Satan, le mal, le démon, nous a d'abord tenté et nous a fait sortir du Paradis, mais c'est à notre occasion qu'il a chuté. Tant que nous n'étions pas là, il obéissait parfaitement à Dieu, c'est nous qui lui avons enseigné le mal, qu'il nous a enseigné en retour. Nous sommes l'occasion de sa chute. Le mal c'est notre création à nous.
Eh bien malgré tout cela, Dieu dit "Je sais ce que vous ne savez pas". Et que sait-il que les anges ne savent pas ? Nous sommes les seuls qui soyons capables de Dieu. Nous sommes les seuls qui soyons d'abord capables de faire le tour de tous les noms de Dieu. Un ange ne peut pas connaître Dieu sous le nom de "Rahman", un ange ne peut pas connaître Dieu sous le nom de "Rahim", même si on les lui apprenait, cela ne lui dirait rien. Il faut être un malheureux pêcheur comme nous pour pouvoir, du fond de notre nuit, avoir besoin d'être pardonné et de comprendre à ce moment là que le plus grand nom de Dieu est "Le Pardonneur". Seuls ceux qui sont capables d'être totalement perdus, et de ressentir le Dieu personnel au plus profond de leur désarroi peuvent connaître ce nom-là .Ceux qui ne peuvent que lui obéir ne le sauront jamais. Eh bien, c'est précisément parce que nous sommes capables de désobéir, que nous sommes aussi des êtres qui sommes capables de Dieu, comme le dit merveilleusement E de V.
Et c'est cela la vice-gérance. Le vice-gérant n'est pas l'être parfait qui puisse représenter Dieu, mais l'être en mesure d'être toujours en chemin vers sa propre perfection. L'être qui puisse mesurer sa propre incomplétude, et être inquiet de se compléter.
L'être qui puisse être en mouvement. Un être qui est assuré de sa propre réalité est un être qui ne bougera pas. Un ange ne bouge pas. L'être qui sait sa propre finitude, sa propre incomplétude, qui la mesure et peut en être malheureux, cet être là se mettra en chemin. Or c'est le chemin que Dieu veut. C'est parce que nous sommes capables de nous mettre en chemin que nous sommes en mesure également de recevoir ce dépôt que même les montagnes les plus hautes et les plus fermes ne peuvent pas soutenir, puisque Dieu nous dit dans le Coran " Si mon Coran, je l'avais envoyé vers les montagnes, elles auraient été pulvérisées. Alors que je peux l'envoyer dans le cœur d'un être humain et ce cœur de l'être humain le portera sans aucune peine ".
C'est en cela que nous sommes des êtres du mouvement et c'est en tant qu'êtres de mouvement que nous sommes capables de Dieu, d'où l'importance suprême de cette pensée du mouvement chez Iqbal.

Le mouvement : pour mériter d’être musulmans


Permettez moi maintenant d'utiliser cette notion de mouvement. Le mouvement est précisément sur le plan politique ce qui tire les sociologies et leurs présentateurs vers l'idéal exigé. Les musulmans doivent se mettre en mouvement parce qu'ils sont en deçà de leur propre religion. Les musulmans ont des sociologies qui sont en retard sur leur religion. De la même manière que l'humain doit se mettre en route, les sociétés musulmanes doivent faire effort pour mériter d'être musulmanes. Pour s'égaler à l'exigence de l'Islam.
L'Islam est né comme l’ exigence d'une justice d'aspiration qui est toujours ouverture continue. J'explique cela en évoquant très rapidement les circonstances suivantes :
Avant d'être prophète Mohamed (PSL), était Al Amin, simplement avant la révélation, avant ses 40 ans, il était un homme respecté à La Mecque et c'est à ce titre qu'il avait participé à un serment important de la jeunesse mecquoise, qui était un serment de défendre une justice universelle, une justice qui aille au delà de la justice tribale.
Plus tard, le Prophète Mohamed (PSL) dira que le serment qui a été prêté à cette occasion, est le message éthique de l'Islam et qu'en définitive l'Islam n'est pas autre chose que la mise en œuvre de
ce serment qui avait été prêté à une époque anté-islamique. Cela veut dire que vous avez une morale qui est toujours entrain de faire en sorte que la société soit ouverte. Une société ouverte n'est pas un état de choses. Une véritable société ouverte, c'est une société toujours en mouvement pour s'ouvrir encore davantage.
Et c'est la leçon politique de Iqbal, leçon reprise par E de V quand elle est interrogée, en particulier sur le statut des femmes en Islam. On lui dit "oui, vous avez raconté ça, vous êtes convertie, mais l'Islam, c'est quand même en gros une religion d'hommes machistes et sadiques et de femmes masochistes. Des femmes qui sont dans un statut inférieur et puisqu'elles restent dans cette religion, elles doivent aimer ça !
Eh bien, elle répond - c'était le sens du titre que je vous ai proposé - "les sociologies sont en retard sur l'idéal" et ça c'est la plus belle des leçons iqbaliennes qu'elle pouvait donner.
L'idée qu'il y a toujours ce nécessaire décalage qui est justement ce qui produit le mouvement.
Le décalage entre les sociétés, entre les sociologies quelles qu'elles soient et l'idéal tel qu'il nous tire. Être tiré par l'idéal, être ainsi toujours en mouvement, c'est notre lot et c'est la raison pour laquelle notre responsabilité de devenir individu, de nous réaliser en tant qu'humain, est également notre responsabilité de faire en sorte que les sociétés musulmanes soient des sociétés ouvertes, des sociétés toujours à la poursuite de l'idéal, qui n'ont pas le sentiment d'être achevées, d'avoir simplement à imiter un passé, à le répéter dans un Taqlid infini, mais au contraire des sociétés qui doivent êtres anxieuses de se réformer, anxieuses de leur propre modernité et anxieuses de se reconnecter à leur principe de mouvement. C'est cela la leçon de M. Iqbal. C'est la leçon également qu'a retenue E de V et c'est la leçon autour de laquelle j'aimerais que nous puissions engager une discussion maintenant.


QUESTIONS / REPONSES



QUESTION : 1

Au delà de l'interprétation politique basique, est-ce que les révolutions arabes peuvent s'inscrire dans ce schéma ?


Je le souhaite. Mon pari sur les révolutions arabes, c'est quelles vont peut-être permettre aujourd'hui à l'Islam de se reconquérir contre l'Islamisme, en faisant en sorte que l'islamisme entre dans une certaine forme de normalité. Il me semble que les révolutions arabes ont exprimé cette exigence, selon moi, que le monde musulman, dans sa composante arabe, se reconnecte effectivement à son propre principe de mouvement.
Les dictatures, par définition, sont des chapes de plomb qui ajoutent à la pétrification. La dictature est par nature, si vous voulez, immobilisme. Et donc c'est une exigence de mouvement. Maintenant à la crainte qui s'est exprimée sur le risque que ce mouvement puisse être capturé par une forme de re-pétrification qui serait de l'islamisme ? je parle de pari. Et mon pari est que non.
Il me semble que c'est la voie prise en Tunisie par exemple, peut-être en Égypte mais à plus long terme parce que la victoire de En Nour en Égypte semble indiquer que ça ne va pas tout à fait dans cette direction là, ou pas aussi vite que cela va en Tunisie.
Moyennant cela, avec ce bémol là, j'ai envie de dire que ce qui va se passer dans les prochaines années, c'est que les partis dits islamistes qui ont gagnés les élections vont se normaliser dans le sens où ils vont devenir des partis démocrates musulmans, des partis où l'Islam va demander à avoir les valeurs que les musulmans souhaitent vivre, et être tenues en compte dans le mouvement des sociétés, mais être tenues en compte de la même manière qu'entre les deux guerres mondiales. Après la deuxième guerre mondiale, les partis démocrates chrétiens en Europe ont souhaité que les valeurs chrétiennes soient inscrites dans la politique, mais dans des cadres absolument laïques. Aujourd'hui, si on dit que Mme Angela Merkel est à la tête du parti chrétien démocrate allemand, personne n'entend chrétien dans chrétien démocrate. Il en ira probablement de même dans un futur relativement proche, faisant suite à ces révolutions arabes. Voila, mais ce que je viens de dire est beaucoup plus un pari qu'une certitude. Mais les révolutions elles-mêmes, dans leur jaillissement spontané, ont porté cette promesse d'une ré-connection du monde de l'Islam, dans sa version arabe, avec le principe de mouvement de cette religion.

QUESTION : 2


Merci de votre conférence. J'ai beaucoup apprécié la phrase sur la sociologie par rapport à l'idéal. Cela m'a rappelé, dans les années 1970/1980, ce qu'on disait sur le marxisme, mais comment M. Iqbal, qui a beaucoup insisté sur l'individualité, conçoit que cette individualité puisse former un peuple, une totalité? Si vous voulez, comment comprend-il ce passage, parce qu'en fait le soufisme c'est, individuellement que l'on fait ce Mi'raj, comment cela peut être fait par un groupe ou la société ?

Vous avez posé une question qui touche du doigt l'un des points aveugles de la philosophie iqbalienne. C'est très important parce que Iqbal, à un moment donné, s'est engagé dans l'action politique. En 1930, il a été le Président de la «Muslim league» en Inde, et la tradition voulait que celui qui était président une année prononce un discours, une conférence présidentielle, et à cette occasion il a prononcé un discours qui est resté un discours historique,puisque c'est ce discours qui traçait les frontières de ce qui est aujourd'hui le Pakistan.

C'était en 1930, il a dit dans son adresse présidentielle "qu'il faudrait voir les régions du Sind, du Balouchistan et du Nord Penjab devenir des régions autonomes au sein de l'ensemble indien". Il n'a donc pas demandé l'indépendance. Mais en tout cas ce discours dessinait les frontières de cet état, le Pakistan. C'est en ce sens là qu'il est considéré comme le père spirituel du Pakistan.
Je n'ai pas donné de dates, mais M. Iqbal est mort en 1938, donc il ne pouvait pas être pakistanais. Il était forcément indien. Le Pakistan étant devenu indépendant en 1947, en même temps que l'Inde, il ne pouvait être qu'indien, mais ce discours a fait de lui le père spirituel du Pakistan et il est, pour ainsi dire, respecté comme tel la-bas au Pakistan.
Je vous parle de cela parce que, justement dans la suite de sa conférence, il envisage les raisons pour lesquelles il souhaiterait que ces régions, à majorité musulmane au sein de l'Inde, deviennent autonomes. Parce qu'il avait le sentiment qu’ il était de la responsabilité des musulmans indiens, à
cause de leur démographie, à cause du nombre qu'ils représentaient, d'engager ce processus d'Ijtihad, de ré-interprétation, d'adaptation aux conditions, aux circonstances de la vie, puisque la vie est innovation et donc une religion ne peut avoir de l'innovation considérée toujours
comme blâmable.
C'est la vie qui elle-même est innovation. Sa volonté était de voir les musulmans indiens avoir une autonomie de décision suffisante pour imprimer un nouveau cours au devenir des sociétés musulmanes. Alors comment un philosophe de l'individu pense-t-il cette action communautaire et politique? Il essaie de faire en sorte qu'il y ait la plus grande continuité possible entre les deux.
La manière dont il résout cette question, c'est de dire que si vous avez une assemblée législative de musulmans dans cette voie de la réalisation de soi, les décisions qui vont être prises iront naturellement dans la bonne direction. Ceci pose des problèmes redoutables sur le plan théorique. En gros réalisez-vous tous individuellement et si vous êtes ensemble dans une assemblée nationale en train de prendre les décisions législatives, vous orienterez la communauté ipso-facto dans la direction de ce mouvement, de cet aggiornamento de l'Islam, dans cette reconnexion avec son propre principe de mouvement.
En revanche, on sait ce qu'il ne voulait pas et ça c'est important. Ce qu'il ne voulait pas, c'était de penser qu'un état serait islamique parce qu'un état-nation adopterait quelque chose que l'on appelle la charia. Parce qu'il lui semblait que c'était le principe même de la pétrification. Et c'est la raison pour laquelle lorsque Zia ul Haq (président de la République du Pakistan), plusieurs année plus tard, a pris cette décision, d'adopter la charia au Pakistan, le fils d'Iqbal, Djâvid, dont le nom a donné le Djâvid-Nâma, le livre de l'Éternité, à tout de suite réagi en disant "Non, non, nous allons totalement à l'opposé de ce qu'aurait souhaité mon père". On sait donc ce qu'il ne souhaitait pas, mais ce qu'il aurait souhaité, au-delà de cette simple explication que je viens de vous, n'est pas précisé.

QUESTION : 3


Vous avez parlé de l'homme "Calife". Donc c'était la première fois dans l'histoire de l'humanité que Dieu se retire au profit de l'homme. On voit ce qu'il en a fait, notamment au 20ème siècle. Alors est-ce qu'un sursaut de conscience dans la spiritualité est le meilleur remède à ce déclin persistant?

J'ai envie de répondre oui. C'est ma conviction, et je reviens à B. Pascal "l'homme passe infiniment l'homme". Malheureusement l'homme passe également énormément de temps à ignorer cela.
A ignorer sa propre destination. Le mal dont on parle, le mal est toujours une perversion au sens stricte, étymologiquement, du mot : une voie qui s'offre et dont on se détourne. L'idée est que nous avons une capacité infinie parce que nous sommes capables de Dieu. C'est cela notre puissance, être capable de Dieu et cette puissance nous pouvons l'utiliser d'une manière totalement perverse et nous nous en sommes pas privés malheureusement, et surtout au 20ème siècle, ainsi que vous l'avez dit. Mais c'est ce qui fait également notre grandeur.
Là, il nous faut à nouveau parler de B. Pascal. Notre misère est également notre grandeur. Faisons la bête, mais c'est parce que nous sommes capables de faire la bête que nous sommes aussi capables de faire l'ange. Eh bien nous sommes cet être double. Nous sommes le mal et le remède. Il y a un proverbe dans ma langue, le Wolof, qui dit que "l'homme est le remède de l'homme".
C'est donc la raison pour laquelle je vous répondrais "oui". Le mal que nous avons fait, nous en sommes également le remède. Nous sommes capables de grandeur lorsque nous comprenons notre capacité califale comme une responsabilité. Par exemple nous sommes vice-gérants de Dieu, nous sommes lieu-tenant de Dieu, c'est la meilleure traduction possible, parce qu'on oublie l'étymologie de lieu-tenant "celui qui tient lieu". Nous tenons lieu de Dieu sur cette terre. Cela veut dire qu'elle a été confiée à notre responsabilité
Par exemple nous la détruisons, mais par ailleurs c'est à nous de faire en sorte que le changement climatique, que la destruction de notre environnement, etc. soit quelque chose qui relève de nous. Nous devons avoir à ce moment là cette force spirituelle qui fait que pour nous le futur soit aussi réel que le présent. Il est très facile, si je suis un pétrolier, de me dire : "j'exploite mon pétrole, je m'enrichis d'ici les 10 ans qui viennent et advienne que pourra. Au bout de 10 ans, peut-être que les humains auront inventé les moyens technologiques pour redresser la situation de dégradation de l'environnement. En revanche, il me faut avoir une foi profonde et être pénétré de cette force spirituelle pour me dire "si je suis responsable de la terre, je ne peux en aucune manière participer à sa dégradation". Et cela nous le pouvons.



QUESTION : 4


J'ai tellement de questions à vous poser que je vais essayer de ne pas monopoliser les interventions. La première est un peu provocatrice. Ne pensez-vous pas qu'il y ait quelques accents nietzschéens chez Iqbal ? La deuxième remarque que je ferais est que vous n'avez pas cité et ceci me semble important, Sidi Muhyidin Ibn Arabi (rAa). Avec ma très chère sœur, Hajja E. de V. j'ai eu l'honneur et le plaisir de partager durant plus de 25 années des discussions très importantes et notamment sur un thème qui n'a pas été évoqué, la Fitra, et elle était d'accord pour que l'on traduise cela par "l'humanome". Ce qui rejoindrait un petit peu la pensée de Iqbal.
Mais le problème se pose. Cet individu - fardh, fardh, c'est que dans le Coran cet individu n'est cité que deux fois et à chaque fois, c'est au moment de sa mort. Nous ne sommes individus que devant la mort. Bien sûr, nos maîtres tel que Ibn Ajiba (rAa) nous enseignent
que c'est une mort que nous subissons tous les jours, puisque d'après les versets coraniques : «notre âme quitte le corps pour le réintégrer au moment du réveil». Donc ma question serait : est-ce que l'individu dont on parle, est-ce que c'est la nafs, l'ego, ou est ce que c'est encore autre chose, un autre concept. Il y aurait finalement lieu de développer.
Ma troisième remarque est celle-ci : le mot Prière traduisant Salat à mon sens est impropre. La prière c'est Du'â, la "salat" est intraduisible en fait, puisque c'est une présence divine. Vous avez très justement relevé la shahada, durant la shahada effectivement, c'est Dieu qui parle. C'est d'ailleurs sous cette particularité de la shahada où il est dit "je te salue Prophète - Assalamu 'alaïna wa 'ala 'ibadi llahi ssalihin» … Et Nous nous saluons ainsi que ceux qui nous sont fidèles".
Donc, à partir de cette remarque à propos de l'individu, il m'intéresserait de la voir un peu développée. Merci encore.

Nietzsche est très présent dans la pensée d'Iqbal. J'ai cité tout à l'heure le"Djâvid-Nâma", le Livre de l'Éternité, Un des personnages que le poète guidé par Rûmî rencontre dans son ascension à travers les cieux, c'est Nietzsche. Et Nietzsche donc fait partie de ce panthéon qui lui permet de réfléchir sur la signification de la spiritualité et du Mi'raj. Iqbal dit de Nietzsche qu'il est un Hallaj inabouti. Pourquoi ? Parce que ce qui l'intéresse chez Nietzsche,c'est un peu la phrase de B. Pascal "l'homme passe infiniment l'homme." C'est l'idée nietzschéenne selon laquelle l'homme est un pont vers le surhomme. Le surhomme nietzschéen a été très mal compris. Sa sœur, qui était une nazie impénitente, a voulu forcer le trait et diriger cela en direction de l'idéologie nazie. En fait Nietzsche n'estimait pas qu'il s'agissait d'envisager de splendides brutes blondes aux yeux bleus, mais simplement cette idée que notre humanité est une humanité à venir.
C'est une promesse. Nous sommes des promesses d'êtres humains et nous avons à remplir la promesse que nous sommes. «Deviens ce que tu es» est le mot d'ordre de Nietzsche et cela Iqbal a considéré que c'était une sorte de sagesse humaine éternelle qui faisait retrouver à ce philosophe allemand de la fin du 19ème siècle, l'intuition qui était derrière la notion de al-Insan al-Kamil, d'un homme qui se rendrait plus parfait c'est à dire qui se rapprocherait de sa propre destination. Et c'est donc effectivement, vous l'avez bien senti la présence de Nietzsche dans la pensée d'Iqbalienne.

Cheikh el Akbar Muhiyidin Ibn Arabi évidemment. Il est très présent et ce que dites de votre relation directe avec E de V, dont je vous en remercie, cela m'apprend beaucoup de choses. C'est vrai que le "devenir individu" est une question qui va beaucoup plus loin que ce que j'en ai dit rapidement. Le philosophe qui a le plus influencé M.Iqbal, c'est Bergson, parce que la pensée d'Iqbal est une pensée du temps. Il a écrit que le seul philosophe qui ait remis sérieusement en chantier la question du temps, c'est H. Bergson.
Pour Iqbal, Bergson a enfin détaché le temps de l'espace. Quand nous essayons de penser le temps, nous le pensons toujours sur le mode de l'espace.
Je parlerai par exemple de la distance qui sépare ce moment où je suis en train de vous parler du moment bien plus intéressant où nous entendrons la musique du Qawali, j'ai dit distance, quand nous pensons le temps qui s écoule, le fleuve qui s'écoule etc. nous spatialisons toujours le temps. Et, dit Bergson, ce faisant nous le manquons. Nous manquons la dimension créatrice du temps. Nous avons l'impression que le temps ne fait rien à l'être, ne mord pas sur l'être. C'est juste un cadre où les évènements se produisent et nous manquons le fait que le temps est un temps producteur et créateur, que la vie justement suppose une dimension créatrice du temps, puisque, comme je l'ai dit tout à l'heure, la vie est innovation. Et pour Iqbal, si on comprend bien Bergson, on est enfin en mesure de comprendre un hadith prophétique qu'il cite toujours: "Ne vivifiez pas le temps, car le temps est Dieu". Cette identification du temps à Dieu ne peut se comprendre pour Iqbal que dans le cadre bergsonien.
Bergson est aussi un philosophe de l'individuation. Il écrit que la destination humaine dans le temps, c'est de devenir un individu. Nous sommes tous en train d'essayer de devenir des individus, mais notre processus d'individuation n'est jamais achevé. Il ne peut pas être achevé, dit-il, parce que nous logeons en nous notre propre ennemi. Nous portons en nous la capacité de nous reproduire à l'identique, ce qui est la négation de l'individualité. Nous portons en nous la capacité de faire des enfants, de nous prolonger par répétition dans le temps. Donc nous sommes des individus contradictoires. Nous cherchons l'individualité et en même temps nous avons, en nous, l'ennemi de l'individualité. Et de ce point de vue, seul Dieu est un individu. Voilà pourquoi Iqbal parle de Dieu comme de l'ego ultime.
Nous sommes des egos, avec "e" minuscule. Nous ne pouvons pas être des egos avec "E" majuscule, parce que nous portons en nous l'ennemi de l'individualité qui est la capacité de la reproduction.
Voilà, dit Iqbal ce qu'il faut comprendre de la Sourate de la Pureté chez les musulmans. Pourquoi «Quoul houwa-i-lâhou ahad. Allahou-s-samad. Lam yalid wa lam youlad. Wa lam yakoun lahou koufwan ahad.» est important : "Il n'a pas enfanté, il n'a pas été enfanté". On dit que c'est la réponse musulmane à la Trinité. Oui ! Cela ne va pas chercher loin. Il ne s'agit pas simplement de répondre, il s'agit au contraire beaucoup plus profondément de dire, que seul Dieu est individu, parce que seul son être est enfermé en lui-même ne découlant de rien et ne faisant surtout rien découler de lui.
Nous ne pouvons pas l'être. Cette sourate est spéciale. Elle porte le seul attribut qui n'est répété qu'une fois, qui justement n'existe qu'une seule fois dans le Coran "Samad". Paradoxalement, la sourate qui affirme l'individualité absolue de Dieu porte également l'attribut "Samad" qui affirme aussi l'absolue individualité de Dieu. Si Dieu n'était que Samad, nous ne saurions strictement jamais rien de lui parce que Samad ne laisse rien sortir de lui. Heureusement que nous avons d'autres versets où cette fois-ci où Il se déploie pour nous, où Il nous donne des noms, pour nous. Les noms de Dieu ne peuvent pas être des noms de Dieu pour Lui. A qui Dieu parlerait-il pour dire "Je m'appelle Haq etc. Donc ils ne sont des noms que pour nous. C'est par miséricorde pour nous qu'Il décide de s'appeler " Rahman, Rahmin" etc. Mais il ne peut pas s'appeler autrement normalement que Samad. Cette individualité là est en conflit.
Maintenant, la nafs et cela rejoint peut-être ce qui a été dit tout à l'heure sur le Djihad al nafs. On nous apprend que la nafs est quelque chose que nous devons combattre. Que signifie, si elle est vraie, notre individualité, et notre personnalité, si au contraire il nous faut nous engager dans ce djihad al nafs et combattre cette nafs. La nafs que nous combattons c'est les nafs dont le Coran parle, la nafs âmara et nafs dhamana, la nafs de la femme du maître de Joseph, qui le désire etc. Et quand elle est prise sur le fait elle dit "j'ai été victime de cette âme qui recommande le mal, nafs el âmara» c'est cette nafs là, qu'il s'agit de combattre. Cette âme qui nous mène vers les passions pour en revanche affirmer l'autre nafs, celle dont Dieu dit que c'est une nafs dont il est content, qu'il agréé et qui l'agrée «Ya ayouhatou e nafs el mutamîna. Cette âme, mutmaïma, cette âme apaisée qu'il s'agit de faire naître. On peut même à ce moment là laisser tomber le mot "nafs" et dire qu'il s'agit du "Ruh" de transformer notre moi en esprit. Passer du moi passionnel à l'esprit, parce que c'est cet esprit-là et ce dont E de V dit qu'il est capable de Dieu.
Ce qui est capable de Dieu, en nous, c'est la partie la plus élevée en nous qui est capable de se mettre comme un miroir en face du soleil et à ce moment-là de capturer le soleil en soi.
C'est peut-être la meilleure image pour rendre ce que j'ai essayé de dire, en disant "l'atome qui capture le soleil au lieu de s'abîmer dans le soleil". Si nous sommes des miroirs suffisamment purs à
ce moment-là, nous pouvons capturer le soleil, être nous-mêmes cette lumière, et lumière en présence de Dieu lui-même, comme le Prophète (PSL) dont le regard n'a pas dévié. Parce que nous avons été transformés en lumière, nous serons devenus nous-mêmes une lumière. La lumière de Dieu s'ajoutera à cela de manière à ce que nous soyons NOUR, lumière sur lumière comme dit le Coran.

dimanche 8 janvier 2012

ISLAM EN MOUVEMENT

Dans les années 30, en Inde, Muhammad Iqbal, philosophe et poète écrivait : » je n’ai pas besoin de l’oreille d’aujourd’hui. Je suis la voix du poète de demain ».
Une prière qu’il adressait à Dieu sous forme de poème intitulé «  Les mystères du Non Moi », souhaitait que sa pensée soit étouffée si elle devait être «  erreur » ou « épines ». Voilà que près d’un siècle plus tard la pensée de Muhammad Iqbal vient nourrir, «  comme une averse d’avril » l’une des questions clés d’aujourd’hui : quelle place occuper, sans se renier, dans ce monde?

Cette question de la fidélité aux origines confrontée au mouvement incessant de la transformation est au cœur de la pensée d’Iqbal, selon Souleymane Bachir Diagne, agrégé de philosophie et professeur à l’université Columbia, à New York.Cette interrogation visionnaire, estime S.B. Diagne,  apporte aujourd’hui un éclairage indispensable à la complexité de la confrontation à la modernité.
 Né au Penjab en 1877 dans une famille soufie venue s’y réfugier depuis le Cachemire, Muhammad Iqbal séjourna trois années en Angleterre au début du vingtième siècle. Tout en poursuivant ses recherches philosophiques, il passa un diplôme d’avocat à Cambridge avant de rentrer en Inde.
Celui qu’Eva de Vitray Meyerovitch présente comme le plus grand poète et le philosophe le plus important du sous-continent indien, traduit en plusieurs langues, est devenu «  le maître à penser de plusieurs dizaines de millions d’hommes. » Sa découverte de la pensée d’Iqbal dans les années cinquante entraîna cette universitaire française à entrer en islam et à suivre un enseignement soufi. Elle est notamment la traductrice de son ouvrage majeur « Reconstruire la pensée en islam »( ed. du Rocher)
Dans les années 30 sa réflexion amène Muhammad Iqbal à concevoir l’idée d’une partition de l’Inde, avec la constitution d’un nouvel état musulman. En 1947 se créait le Pakistan qu’il ne connaîtra jamais puisqu’il est mort en 1938.

Un message universel

Se voulant profondément ancré dans la révélation coranique, Iqbal a dépassé toute crispation identitaire, « a brisé toutes les idoles de la tribu et de la caste », pour s’adresser à tous les humains. Il renoue avec l’esprit d’ouverture des plus belles périodes de l’islam historique, comme celle d’Al Mamun, qui au 9ème siècle créait à Bagdad la « Maison de la Sagesse » ( bayt el ikma)  où se rencontraient les savants et traducteurs des philosophes et des mathématiciens grecs.
Iqbal revisite la responsabilité de l’homme vis à vis de Dieu, place l’individu au cœur de l’action, met l’accent sur sa liberté de choix, en s’opposant au fatalisme qui efface la responsabilité de chacun face à Dieu, inscrite dans le Coran.
Pour Souleymane Bachir Diagne * « il s’agit de penser vie et mouvement, de saisir le véritable sens du mot « destin » ( taqdî r) quand il indique que l’homme accepte l’injonction divine d’agir à travers lui. «  Je suis la destinée », aurait dit  Muawiya, fondateur de la  dynastie des Ommeyades.
Cette question du libre arbitre, qui a entraîné la création de nombreuses écoles en islam, est pour Iqbal comme un pari fait par Dieu sur la liberté de l’ego. S’il y a justice divine, dit Iqbal, c’est que l’homme a liberté de choix.
Pour Souleymane Bachir Diagne, il s’agit là «  d’un soufisme  de la réalisation de soi dans l’acquisition par l’homme des attributs divins ». Autrement dit «  faire de sa vie autre chose que la somme de ses jours ».
Iqbal, fervent disciple en cela du grand Rûmî, est adepte de la « consumation » plutôt que de ce mal du vingt et unième siècle qu’est devenu la « consommation ». Se consumer, pour Iqbal, c’est être, et non pas avoir, c’est aimer au point de connaître cette brûlure qui pour Rûmî est «  tout, plus précieuse que l’empire du monde, car elle appelle Dieu secrètement dans la nuit ».
Il y a là quelques réponses intéressantes aux questions posées aux musulmans d’aujourd’hui.
Marie-odile Delacour
*« Islam et société ouverte », Souleymane Bachir Diagne, Maisonneuve et Larose. Une réédition est prévue au printemps chez Gnosîs.