Eva Lamacque de Vitray naquit en 1909
près de Paris dans une famille catholique issue de la moyenne bourgeoisie. Très
jeune, elle éprouvait un ardent besoin
de vivre des expériences de nature spirituelle. Elle avait le pressentiment
d’être venue sur terre avec quelque chose en elle qu’elle portait depuis
longtemps. Elle réussit brillamment sa licence de droit et s’orienta
vers un doctorat de philosophie avec un sujet centré sur Platon (424 av.
J.-C.-348 av. J.-C).
Avec la naissance de son premier fils puis l’épreuve de la guerre
qu’elle vécut dans la semi-clandestinité du fait des origines juives de son
mari engagé dans la Résistance, les travaux d’Eva de Vitray, épouse
Meyerovitch, sur la symbolique platonicienne furent suspendus pendant près de
10 ans. Au retour de la guerre, elle réussit le concours d’administratrice au
CNRS. Alors qu’elle était directrice par intérim du pôle « Sciences
humaines », elle fut subjuguée par la découverte des ouvrages de Mohammed
Iqbal (1877-1938). Suite à cette lecture et après une période d’investigation
personnelle, elle choisit de devenir musulmane à l’âge de 45 ans. Elle publia
peu après, avec l’aide de l’UNESCO, la traduction en français de l’ouvrage
majeur d’Iqbal, Reconstruire la pensée
religieuse de l’islam, avec une préface de celui à qui elle faisait part de
tous ses questionnements spirituels, le grand islamologue Louis Massignon
(1883-1962).
Si Eva de Vitray-Meyerovitch fit le choix de devenir musulmane, c’est
avant tout parce qu’elle ressentait une familiarité intime avec l’islam, et
notamment avec la doctrine de l’Unité (tawhid).
Elle fut profondément touchée par l’œuvre du poète soufi Djalâl ud-dîn Rûmî
(1207-1273) et entreprit l’apprentissage de la langue persane pour avoir accès
aux textes originaux. Elle abandonna le projet de thèse sur Platon et s’orienta
vers l’étude de la mystique musulmane à travers l’itinéraire et l’œuvre de
Rûmî. Ce travail fut consacré par la soutenance en 1968 de sa thèse sous le
titre Thèmes mystiques dans l’œuvre de
Djalâl ud-Dîn Rûmî.
Peu après la publication de sa thèse, Eva de Vitray-Meyerovitch fut nommée
professeur de religions comparées à la prestigieuse Université al-Azhar du
Caire où elle séjourna pendant cinq ans. Elle effectua le pèlerinage à la
Mecque et, de retour en France, se plongea quasi-exclusivement sur les
traductions et les commentaires de l’œuvre de grands auteurs soufis. Elle
publia jusqu’à sa mort plus d’une trentaine d’ouvrages, incluant textes
originaux et traductions de l’anglais ou du persan. Parmi les traductions, on
peut citer Le livre du dedans de
Rûmî, Les secrets du soi de Muhammad
Iqbal ou La roseraie du mystère de
Shabestari. Concernant les ouvrages personnels, Anthologie du soufisme, Rûmî
et le soufisme, Jésus dans la tradition soufie et La prière en islam retiennent plus particulièrement l’attention.
Après de longues années de labeur incessant, elle vint à bout, en 1991, de la
traduction de l’ouvrage le plus imposant de Rûmî, Mathnawî, composé de plus de 50 000 vers. En parallèle de son
œuvre écrite, elle voyagea à travers le monde pour évoquer, avec patience,
précision et humilité, cette dimension profondément spirituelle de l’islam qui restait
étrangère à la plupart de ses contemporains.
Tout au long de sa vie, Eva de Vitray-Meyerovitch est restée une authentique chercheuse dans l’âme, faisant preuve
d’un degré d’exigence exemplaire dans son œuvre d’intellectuelle et dans sa vie
de femme déterminée à tisser des liens entre Orient et Occident afin de tenter
de dissiper les malentendus et les ignorances réciproques. Honorée dans divers pays musulmans tels que la Turquie, le Pakistan
ou l’Egypte, elle ne connut pas de la part de son pays d’origine la
reconnaissance qu’elle méritait. Son parcours atypique et son franc-parler l’éloignèrent des cercles de la pensée
dominante marqués par une frilosité tenace à l’égard de l’islam. Ceci n’empêcha
cependant pas son œuvre de rayonner au sein de tous ceux et de toutes celles
qui aspiraient à goûter aux délices d’une spiritualité vécue avec le cœur.
La démarche personnelle d’Eva de Vitray-Meyerovitch ne se limita pas à
son adhésion à l’islam et à l’étude de maîtres soufis du passé. En effet, elle
avait une curiosité d’esprit exceptionnelle qui la poussait à multiplier les
contacts et à s’engager dans diverses collaborations, notamment avec
d’authentiques représentants de la tradition soufie. On peut citer notamment
Kudsi Eurgüner (Turquie), Amadou Hampaté Ba (Mali), Sheikh Khaled Bentounès
(Algérie), Nadjm oud-Dîn Bammate (Daghestan) ou Faouzi Skali (Maroc). C’est par
l’intermédiaire de ce dernier qu’elle put rencontrer au Maroc, trente années
après être devenue musulmane, celui qui allait devenir son guide spirituel,
Sidi Hamza al-Qadiri Boudchich (né en 1922).
En juillet 1999, elle fut enterrée dans la plus stricte intimité au
sein du carré musulman d’un cimetière de la banlieue parisienne. Elle avait
cependant confié avant sa mort qu’elle aimerait reposer à Konya, à proximité de
celui qui avait accompagné sa vie d’intellectuelle et de croyante pendant près
d’un demi-siècle : Djalâl ud-dîn Rûmî. Quelques amis et les représentants
des autorités turques firent les délicates démarches pour obtenir
l’autorisation de déplacer la dépouille d’Eva de Vitray-Meyerovitch. C’est
finalement en décembre 2008 que les patients efforts trouvaient une heureuse
issue puisque le corps était porté dans la terre de Konya, au terme de
funérailles émouvantes regroupant la population turque et des ami(e)s venus de
France. Comme un symbole, Eva de Vitray-Meyerovitch est désormais la seule
citoyenne de culture occidentale reposant dans le vaste cimetière jouxtant le mausolée
de Rûmî.
Jean-Louis Girotto
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