Le 2 décembre 2012, à Paris, l' association " Les
Amis d'Eva de Vitray Meyerovitch" a proposé à trois spécialistes de
présenter trois éclairages sur le poète mystique de langue persane, Rûmî, et
l‘influence de son œuvre aujourd’hui. Voici une synthèse de cet après-midi
chaleureux où un public nombreux et motivé est venu écouter Fra Alberto
Ambrosio, Eric Geoffroy et Leili Anvar.
Dominicain, spécialiste
du soufisme ottoman, Fra Ambrosio rappelle tout d’abord que les 325 confréries
soufies furent interdites par Attatürk en 1925 en Turquie. En 1926 le couvent
de Konya est transformé en musée, mais les confréries seront persécutées
jusqu’en 1940, et particulièrement l’ordre des Naqchbandis.
En 1950 la République turque
fait de Rûmî ( ob.1273) l’un des deux héros turcs, avec Yunus Emré. Les soufis
font alors peu à peu surface par le biais d’associations et de fondations.
Selon Fra Ambrosio il
faut considérer l’héritage de Rûmî à plusieurs niveaux. Au niveau zéro c’est
l’exploitation commerciale de Rûmî et des derviches tourneurs. Puis le niveau
des associations, qui s’adressent au grand public et enfin le troisième niveau,
celui de la tradition mevlevie, destinée aux disciples qui s’engagent dans cette
voie. Les maîtres spirituels de la voie sont les descendants, par un lien plus
ou moins solide, de Mevalana, via les Tchelebi.
Bien différenciés, ces
niveaux peuvent être poreux cependant. Le soufisme culturel reste prédominant,
actuellement l’héritage de Rûmî passe par des œuvres littéraires ou artistiques
qui ont leur importance.
L’Unicité de l’être
Islamologue, enseignant
aux universités de Strasbourg, Barcelone et Louvain, Eric Geoffroy a eu la
chance de connaître Eva de Vitray dans les années 80. Selon lui, dans son introduction
au Mathnavi, l’œuvre majeure de Rûmî, Eva de Vitray, sa traductice du persan au
français avec Mortazavi, met en avant la
wahdat el wujud : « L’unicité de l’être est la charpente de
l’exposé de Rûmî par Eva » a
souligné Eric Geoffroy. Les créatures et le Créateur ne font qu’Un, comme le
dit Rûmî : « notre Mathnavi est la boutique de l’Un ».
Cette notion de
l’Unicité lui a permis de comparer la pensée de Rûmî avec celle d’Ibn Arabî (
1165-1241), que le poète aurait rencontré à Damas, par l’intermédiaire d’El
Qonawi, beau-fils d’Ibn Arabî et ami de Rûmî.
Pour le Cheikh el Akbar,
le seul être existant est Dieu et la création n’a pas d’être propre si ce n’est
l’être divin qui lui est prêté. Donc, tout est relié, nous ne sommes pas
autonomes, et la création, comme les théophanies, est en perpétuel
renouvellement ( tajdid el haqq).
Chez Rûmî, l’accent est
mis sur l’illusion de la permanence du monde, comme dans le bouddhisme.
Continuité et multiplicité ne sont qu’apparentes et l’unité est intégrée par le
dépassement de la dualité, par le moyen de l’amour humain, métaphore de la soif
métaphysique.
L’amour est une ruse
divine ( hila) qui exprime la
nostalgie de l’exil et la mort est conçue comme une délivrance, ou des noces,
qu’elle soit mort physique ou fana, extinction,
dépassement du moi.
Opposé au ‘ilm el kalam, Rûmî se rapproche de Hallaj. Il donne la primauté
à la supra-raison et met en doute le sens rationnel.
Lyrisme mystique
Après un intermède
musical proposé par Béatrice Lalanne, de Terra Maïre, qui a interprété a
capella et en langue d’Oc un chant de troubadour du XIIème siècle, Leïli Anvar,
maître de conférence à l’Inalco et chroniqueuse dans l’émission « Racines du
ciel » sur France Culture, avec Frédéric Lenoir, a fait porter sa réflexion sur les raisons de
lire Rûmî aujourd’hui. Elle a d’abord rappelé que l’objectivité officiellement
exigée par l’université, pour qui l’objet d’étude doit être séparé du
chercheur, est un non sens quand il s’agit de Rûmî, par exemple. « Si la
littérature ne nous change pas, ce n’est pas la peine de l’étudier », dit
Leïli Anvar.
C’est après la rencontre
avec Chams de Tabriz que Rûmî devient un poète lyrique. Pour lui, la poésie
tient lieu de révélation, il y a une puissance alchimique de la parole.
Puis elle cite ensuite
deux contes du Mathnavi, celle du marchand et son perroquet d’abord, cet oiseau
étant porteur d’un symbolisme profond, comme le rossignol représente le poète,
celui de l’âme et aussi du maître spirituel.
L’histoire du chasseur
de serpent qui la terrifiait dans son enfance ( elle est franco-iranienne)
parle, dit-elle, du moi impérieux, qu’il convient de combattre ( c’est le grand
djihad) dans l’islam, et le soufisme met l’accent sur ce combat. Il faut être
un Moïse ( un homme de loi) pour tuer ce serpent ou plutôt ce dragon.
Leïli Anvar a tenu à
faire la différence entre le moi qui se constitue en tant qu’identité et l’égo
qui se fait des illusions sur sa propre importance. Il convient d’être témoin (
chahid) de ce que l’on dit.
La logique recherchée dans
le soufisme est de dépasser les antagonismes : c’est oui et non à la
fois….
Le Masnavi en persan,
c’est l’essence de l’essence du Coran.
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