Eva de Vitray-Meyerovitch, une vie au voisinage de
l’essentiel
Par Laure Bousquet*
Présentée
généralement comme une intellectuelle issue d’une famille de l’aristocratie
française catholique, devenue musulmane dans les années 50, membre du CNRS,
professeur à l’université d’El Azhar au Caire, spécialiste du soufisme, et qui
contribua largement, par ses textes et ses traductions, à la connaissance de la
mystique musulmane en France, Eva de Vitray-Meyerovitch s’est éteinte le 24
juillet dernier à l’âge de quatre vingt dix ans. On doit ajouter que, veuve
très jeune, elle assuma seule l’entretien de sa famille par son travail acharné
mené dans une grande sobriété matérielle. Evocation d’une vie.
*Laure Bousquet était enseignante au moment de la
rédaction de cet article, paru dans la revue « La médina » en
décembre 1999-janvier 2000
« Il est des
êtres qui ont le don d’exister, presque de la sainteté, dans l’art de
reconnaître et de suivre leur vie au voisinage le plus proche de
l’essentiel ». [1]
Si le « don d’exister » c’est de savoir marcher dans sa propre
lumière, alors Eva, telle que je l’aie connue à un moment de sa longue vie, qui
traverse le siècle, fut de ces êtres qui ont ce don là.
Une femme
d’exception
Dans un livre récent intitulé « Le féminin et le sacré », Julia
Kristeva se souvient de cette « femme remarquable » invitée dans les
années 70 à participer à son séminaire à Jussieu pour y donner une conférence
sur « la poétique de l’islam ». Rachel et Jean-Pierre Cartier parlent
d »’une femme exceptionnelle » dans leur livre d’entretiens avec
elle.[2]
Une journaliste de Témoignage Chrétien,
Véronique Badets, qui lui rendit visite deux ans avant sa mort, évoque dans un
article, paru en janvier 1998, cette « femme d’exception » au cœur
du soufisme, où elle dit entre autres une phrase qui m’est allée droit au
cœur . Je cite : « Si la
force d’un destin se mesure au nombre de vies bousculées sur son passage, alors
Eva mérite une palme d’honneur ». Pour toutes celles et ceux qui
eurent la joie de la rencontrer, Eva fut une éveilleuse. Sa « fécondité
intellectuelle »- une quarantaine d’ouvrages- alla de pair avec sa
fécondité humaine »[3].
En effet, il ne se passait pas de jour ou semaine sans que de nouveaux visages
d’horizons divers viennent la voir chez elle, touchés qu’ils avaient été par la
lecture d’un de ses livres ou l’écoute d’une de ses conférences et « mis
sur le chemin mystérieux qui va vers l’intérieur »[4].
Nombre de vies furent ainsi bousculées, à l’image de la sienne propre, car Eva
était une fabuleuse conteuse pour transmettre ce qui l’avait elle-même mise en
mouvement. Une conteuse d’absolu. Elle m’avait dit un jour qu’elle désirait
écrire un livre à la manière des contes soufis, comme ceux sélectionnés par
elle dans Les Chemins de la Lumière[5],
faits d’histoires diverses apparemment sans liens les unes avec les autres mais
qui, ensemble, dessineraient le collier de la vie. Elle l’aurait intitulé Les perles du collier précisément. Sa
voix de jeune fille limpide et cristalline se prêtait à merveille à cet
égrenage perlé où les mots dévidaient son érudition tranquille sur le fil
transparent d’une sorte d’ingénuité qui semblaient retrouver les chemins de
l’enfance. On eût dit que l’intimité qu’elle entretînt avec Rûmi, en traduisant
ses œuvres, lui avaient teinté l’âme à tel point que l’on avait, en l’écoutant,
le sentiment de marcher sur des grains de lumière. « Toute ma vie, j’ai
rencontré des gens passionnants », disait-elle dans ce livre d’entretiens
mentionné plus haut, où, bien qu’elle répugnât à parler d’elle, elle avait
accepté d’en retracer certaines étapes. Vie passionnante et passionnée de
travail assidu, de voyages multiples et de rencontres innombrables. Vie de
savante et de fervente qui, en douceur, tant elle fut discrète sur ses
douleurs, réussit le tour de force de s’imposer comme première femme en France
dans le cercle masculin des « spécialistes du soufisme ».
Le destin
Vie constellée de signes offerts par la providence,
qui mit inlassablement tout son soin et tout son courage à les accueillir pour
accomplir « son destin » et ainsi nous aider à ne pas nous éloigner
du nôtre. Le premier fut, un jour de l’immédiat après guerre, alors qu’elle
travaillait au CNRS. Désemparée après sa rupture avec le catholicisme, elle
avait décidé d’étudier la philosophie de l’Inde et aussi le bouddhisme tout en
préparant une thèse de philosophie sur la symbolique chez Platon. C’est dans
cet état de désorientation intérieure assoiffée d’absolu qu’un signe lui vint
sous la forme d’un livre déposé sur sa table, comme cela, par hasard, par un
ami indien, recteur de l’Université d’Islamabad, de passage à Paris. Nous
connaissons toutes et tous ces moment où le cœur chavire dans un inconnu
reconnu comme un carrefour du temps où, tout à coup, l’on a le sentiment
d’avoir « rendez-vous avec son âme. »[6]
Moments où la rencontre est d’évidence. Le livre s’intitulait Reconstruire la pensée religieuse de l’islam
et son auteur Mohammed Iqbal, un des grands penseurs musulmans
contemporains, homme politique, philosophe, juriste et poète, « notre grand maître », lui
avait dit cet ami indien. Un continent s’ouvrait, celui de l’islam peu, pour ne
pas dire pas du tout, connu en France, celui du monde indo-pakistanais. Elle
entreprit aussitôt de le traduire de l’anglais et Louis Massignon, qu’elle
était allée voir souvent dans son désarroi intérieur et dont elle fut l’élève,
en préfaça la première édition. Ce fut là le premier cadeau qu’elle fit à la
communauté musulmane de France qu’elle
fera suivre d’un certain nombre d’autres puisqu’elle traduisit une grande
partie de l’œuvre d’Iqbal de l’anglais, dont sa thèse « La Métaphysique
en Perse »[7].
Au cœur du
soufisme
Lorsque le cœur chavire on est pris de vertige sur
l’arête des frontières en train de changer de bord surtout quand, à la faveur
d’un signe aussi révélant, d’autres viennent dans son sillage aussi
bouleversant mais qui, en même temps, rendent le pas plus sûr. Il y eut ce
rêve, où, en songe, elle vit sa tombe sur laquelle était inscrit son nom en
arabe, Hawa, tombe qu’elle rencontrera plus tard, lors de son premier voyage à
Istanbul, dans un cimetière de femmes disciples de Rûmi à l’abandon… Iqbal
citait souvent Rûmi qu’il considérait comme « son
maître ». C’était là un nom inconnu pour elle. Elle alla en chercher
les traces dans les bibliothèques et trouva peu de choses traduites en français
ou anglais. Elle entreprit donc des études de persan pour le connaître
davantage et se trouva aux portes d’un nouveau continent tout aussi vaste sinon
plus que le précédent, qui ne devait plus la quitter ; elle «était entrée
une fois pour toutes dans le monde d’un des plus grands poètes mystiques
persans de l’islam. Sa thèse, Philosophie
sur Platon » fut laissée là, sur le rivage de la terre d’avant Rûmi,
et devint Mystique et poésie en islam
[8]
sur celui qui devait l’habiter jusqu’à sa mort. Suivirent traductions, textes,
essais, articles, conférences, autant de perles posées sur le collier de sa vie
passée dans le voisinage de l’islam essentiel, avec, entre autres, son Anthologie du soufisme [9] devenue
un classique, ou encore sa traduction de
La Roseraie du Mystère.[10] C’est
ainsi qu’elle vécut « au cœur du
soufisme », cœur vivant de l’islam dont le point d’orgue fut pour elle la
traduction du Mathnawi du maître de
Konya qu’elle termina au soir de son passage ici bas, livre sorti en 1990 sous
le titre La Quête de l’absolu[11]. S’il
est autant de voies que de pèlerins de cette quête, Eva n’eut de cesse de faire connaître et de faire partager
l’émerveillement qui guida la sienne, celle de la nostalgie du divin qui fait
danser les derviches disciples du Sama, cet « oratorio spirituel, »
disait-elle, que Rûmi inventa à la mort de son maître Shams de Tabriz- « Une main-ciel, une main-terre, on tourne
autour de Dieu », comme le disait Rilke. Est-ce sa proximité
quotidienne avec de tels penseurs, ou encore Rabi’a, autre grande mystique,
dont elle aimait la « familiarité
avec le divin », qui lui fit aborder l’avalanche parfois très rude des
questions des femmes et sur les femmes avec autant de sérénité ? Pour nous
qui l’avons côtoyée dans certaines de ces circonstances, il ne fait aucun doute
qu’elle sut transformer les tempêtes en tendresse lucide et apaisante où l’on
reconnaissait comme un parfum de liberté.
La maladie qui, à petits pas, lui faisait fondre le
corps dans les cinq dernières années de sa vie, avait donné à son regard un
éclat d’une rare intensité, comme si tout était dit, là, dans ces yeux lumineux
et ce visage dont les traits étaient restés étonnement
fins. On aurait dit que la douleur venait mourir à leur rivage. Vsage de
douceur où passait le dernier souffle d’une très grande dame, si frêle et si
forte, si fragile et si dense, qui nous quitte sans bruit et laisse le souvenir
et l’œuvre d’une aristocrate du cœur.
[1] Armel
Guerne, Novalis ou la vocation
d’éternité, Gallimard poésie, 1975
[2] Eva de
Vitray-Meyerovitch, Islam, l’autre
visage, Albin Michel, 1995
[3] Témoignage Chrétien, janvier 1998
[4] Armel
Guerne, op.cité
[5] Eva de
Vitray-Meyerovitch, Les Chemins de la
lumière, éditions Retz, 1982.
[6] Armel
Guerne, op. cité
[7] Mohamed
Iqbal, La Métaphysique en Perse, traduction
de l’anglais par Eva de Vitray-Meyerovitch, rééd. En 1996, Sindbad/Actes Sud.
[8] Eva de
Vitray-Meyerovitch, Mystique et Poésie en
islam, Desclee de Brouwer, 1973
[9] Eva de
V-M, Anthologie du soufisme, Albin
Michel, 1995
[10] Eva de
V-M, La Roseraie du Mystère, traduction
du persan par Djamish Mortazavi et Eva de V-M, Sondbad, 1991.
[11] Djala
led Din Rûmi, Mathnawi ou la Quête de
l’Absolu, traduction par Djamish Mortazavi et Eva de V-M, ed. du Rocher,
1990.
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